Structuration et illustration de la page
Si, comme on l'a vu, l'espace du seuil, de plus en plus visible et lisible, espace autant physique que symbolique, apparaît éminemment signifiant, les transformations que connaît l'architecture intérieure du livre apparaissent tout aussi remarquables, à mesure que les imprimés s'émancipent de la tradition manuscrite.
L'illustration comme élément structurant de la page
À bien des égards, l'illustration joue un rôle éminent dans la définition de cet espace, qu'elle organise et structure, pour déterminer elle-même de nouveaux contextes de lecture. Les images, s'épanouissant en grandes planches ou petites vignettes, « envahissent » en effet toutes les régions du livre, que ce soit en ses confins - pages de titre ou derniers feuillets - ou que ce soit en son sein, s'immisçant alors dans le corps du texte pour en scander la marche. L'une des fonctions confiées aux images dans les livres imprimés témoigne de la pérennité d'une pratique remontant ainsi au temps du manuscrit. En effet, on ne s'étonnera pas que les illustrations accompagnant un texte narratif prennent naturellement place en ses points forts d'articulation. Mais cette permanence fonctionnelle se double d'une évolution formelle qui, d'une part, apparaît sensible au regard des transformations que subit la présentation matérielle du livre, et, d'autre part, tient aux contraintes techniques et économiques attenant à la pratique de l'illustration et qui n'est pas sans conséquence sur le rapport qu'entretiennent le texte et ses images. La présence de ces dernières dans le livre relève d'abord et avant tout d'une pratique et d'une stratégie d'éditeur, motivées ou conditionnées par des facteurs autant financiers, commerciaux que techniques. Rappelons que la publication d'une œuvre illustrée est avant tout une question d'argent, d'où l'apparition ou la disparition d'une édition à l'autre, ou encore la variation des programmes iconographiques entre éditions différentes d'un même texte. Des imprimeurs comme Denis Janot possédaient un fonds d'illustration qu'ils n'hésitaient pas à réutiliser d'une œuvre à l'autre, ou qu'ils partageaient avec leurs associés. Ainsi s'explique le phénomène de remploi des bois, que ces derniers soient repris à l'identique au sein d'un même livre, ou bien qu'ils circulent d'un livre à l'autre. La conséquence immédiate en est le rapport souvent très lâche, voire inexistant, qui associe image et texte, si bien que la première vaut tout d'abord pour son rôle de pur marqueur matériel de structuration.
Rôle de l'image
L'image joue en effet un rôle essentiel dans l'organisation de l'espace physique du livre, au même titre que tous ces procédés que sont le choix des caractères, l'apparition des paragraphes, les sauts de lignes et les blancs typographiques qui déterminent la disposition et l'organisation du texte. Le cas des romans de chevalerie présente un intérêt particulier eu égard à l'évolution typo-iconographique que connaît leur mise en page entre le manuscrit et l'imprimé. Ainsi, la présentation matérielle de La Description en forme de rommant de lhystoire du noble chevalier Berinus, parue en 1521 chez Jean Janot, est conforme au modèle mis en place par Antoine Vérard, lui-même dans la lignée de la tradition manuscrite. Deux colonnes de texte occupent l'espace de la page. Le texte est divisé en chapitres titrés, signalés par un retrait et un pied-de-mouche ainsi que par une lettrine ou une belle initiale ornée. Ces dernières mettent par ailleurs en évidence les subdivisions des différents chapitres. Ces marqueurs typographiques et textuels suppléent l'absence presque totale de sauts de ligne, même entre les différents chapitres, et répondent à une volonté de remplissage maximale de la page. Les vingt-deux illustrations qui accompagnent le texte s'insèrent de deux façons : des vignettes de petit format occupent la largeur d'une seule colonne, débordant parfois légèrement sur l'autre ; des vignettes de grande taille occupent toute la largeur de la page, et presque tout son espace, surmontant les deux colonnes du texte ou bien s'insérant en leur milieu. Les images figurent dans la majorité des cas en tête d'un intertitre. Dans le cas contraire, pour des raisons de format et de mise en page, elles en sont disjointes, mais introduisent néanmoins systématiquement la séquence textuelle à laquelle elles correspondent.
Ce type de présentation se transforme de façon radicale dans les années 1540-1550, évolution décrite par Jean-Marc Chatelain . Dans les éditions que livrent, à partir de 1540, Denis Janot et ses libraires associés, Jean Longis et Vincent Sertenas, on constate le passage du gothique au roman tandis que la composition à lignes longues se substitue à celle en deux colonnes. Par ailleurs, « du point de vue de l'illustration, l'innovation est double : elle tient au choix de la vignette de petit format comme forme privilégiée de la gravure, mais plus encore à l'invention d'un rapport visuel nouveau entre ce que nous appellerons, pour bien souligner qu'il s'agit ici de dispositifs matériels, non pas l'image et le texte, mais l'iconographique et le typographique » .
Fig.1 - Claude Colet, L’histoire palladienne, Paris, Etienne Groulleau, 1555
Source : BnF/Gallica
Iconographie et métamorphose du texte
On peut constater la façon dont « [l]es éléments iconographiques s'émancipent des éléments typographiques pour venir aérer la page » , si bien que l'illustration et l'intertitre qui la surmontent se détachent très nettement du corps du texte. Ce dispositif typo-iconographique forme donc une unité aussi bien sémantique que visuelle, dont on peut tout autant apprécier la qualité dans l'Histoire Palladienne, publiée en 1555 par Etienne Groulleau (fig.1) : la mise en page y apparaît encore plus élaborée et aboutie dans la façon dont se présentent l'image et l'intertitre, à la faveur d'un ajustement centré, de l'adoption du caractère italique, de la disposition typographique de l'intertitre en entonnoir et de la présence de somptueux encadrements entourant chacune des vignettes.
Du Berinus à l'Histoire Palladienne, l'espace de la page se transforme ainsi de façon très nette et l'image participe à l'évidence de cette mutation. L'insertion des images en des lieux précis du livre offre certes un nouvel espace visuel, mais ouvre aussi un nouvel espace de lecture du texte. Si la motivation des images apparaît patente dans son lien avec la mise en chapitre des textes narratifs, elle apparaît plus remarquable encore dans les cas où les illustrations suppléent à l'absence totale de chapitrage : leur présence et leur emplacement ne sont pas (pré)déterminés par les articulations du texte mais ce sont elles, et elles seules, qui en définissent les grandes unités narratives. Ce phénomène est particulièrement remarquable dans la première édition des Angoysses douloureuses d'Hélisenne de Crenne, roman sentimental qui paraît en 1538 chez Denis Janot (Ouvrage à consulter en ligne sur Gallica). Cet ouvrage présente, par rapport à ceux que nous venons d'évoquer, des différences notables, tant du point de vue de sa présentation matérielle que du point de la nature de ses illustrations. À cet égard, il permet d'apprécier, à un degré plus poussé, le rôle que joue l'image dans la définition de l'espace visuel et textuel d'une narration illustrée.
L'édition princeps des Angoysses présente un état du texte fort différent de celui des éditions ultérieures dans la mesure où, contrairement à ces dernières, le texte ne fait l'objet d'aucune mise en chapitre. La division en trois grandes parties, et la mise en exergue, dans la dernière, de l' « Ample Narration » de Quezinstra, constituent la seule subdivision que l'on retrouve dans les différentes éditions du texte. Le chapitrage du roman apparaît dès l'édition parue en 1539 chez Denys de Harsy, et sera conservé dans toutes les éditions ultérieures. Il induira une redistribution des illustrations dans le corps de l'ouvrage. Tandis que, dans l'édition de 1538, les vignettes se multiplient dans le texte, les deux éditions suivantes ne les admettent qu'en tête de chapitre.
Fig.2 - Hélisenne de Crenne, Les angoysses douloureuses qui procedent d’amour, Paris, Denis Janot, 1538.
Source : BnF/Gallica
Malgré l'absence de chapitrage, l'édition de 1538 ne présente pas le texte sous la forme d'un bloc continu et ininterrompu. Tout un dispositif est convoqué, qui vient marquer les scansions du texte et auquel prennent part les illustrations : les sauts de ligne suivis d'une unité textuelle commençant par une grande capitale ou une initiale ornée constituent les marques les plus visibles et les plus fortes d'articulation (fig.2). Elles distinguent des unités typographiques supérieures, de longueurs variées. Une disposition typographique en cul-de-lampe peut clore une unité textuelle, laissant ainsi un blanc en fin de page. Ces unités supérieures peuvent être subdivisées en unités inférieures, signalées par un retour à la ligne ou une lettrine. Au final, l'impression d'ensemble serait celle d'une réelle densité, intensifiée par le format réduit du livre, si les illustrations ne venaient pas ponctuer bien plus efficacement le texte. Les images remplissent en effet l'espace vierge séparant deux grandes unités textuelles et, à trois exceptions près, sont suivies par un bloc typographique marqué par une lettrine. Elles peuvent encore suivre une unité textuelle s'achevant sur une disposition en cul-de-lampe pour créer un effet de clausule tout à fait efficace (fig.3).
Fig.3 - Hélisenne de Crenne, Les angoysses douloureuses qui procedent d’amour, Paris, Denis Janot, 1538.
Source : BnF/Gallica
Artifices typographiques (sauts de ligne, paragraphes, disposition typographique en entonnoir ou encore lettrines) et illustrations jouent un rôle évident de structuration, assurant l'exhibition visuelle de la charpente textuelle, permettant d'aérer la mise en page et d'assurer la lisibilité du texte, mais aussi la rigueur de sa construction narrative : en isolant des blocs textuels, ils invitent, de fait, à délimiter les unités narratives ou discursives du roman. On peut dès lors dégager des unités textuelles qui convoquent une série d'illustrations se succédant alors à un rythme soutenu, et d'autres séquences où l'attente des images se fait plus longue et isole, de fait, une unité narrative qui se déploie en un flot ininterrompu.