Incunables et manuscrits
Ce que l'on appelle communément les « incunables » (mot forgé au XIXe siècle, du latin incunabula, « langes », « berceau ») désigne les premiers livres imprimés produits depuis la Bible de Gutenberg, vers 1455, jusqu'à la fin de l'année 1500, qu'il s'agisse d'éditions datables de cette période ou explicitement datées. Le réel tournant entre les premiers livres imprimés qui ressemblent beaucoup aux manuscrits et le livre imprimé renouvelé se situe davantage dans les années 1520-1530. On estime qu'environ 27 000 éditions, représentant de 10 à 15 millions d'exemplaires, ont été publiées, dans plus de 210 villes différentes. Les premiers spécimens d'impression xylographique sur papier datent de 1420 environ. Dans ces premiers ouvrages, le texte est encore manuscrit, les bois gravés ne servant qu'à l'impression des illustrations. Plus tard, avec les livrets xylographiques, le texte et les illustrations sont gravés puis imprimés ensemble. Enfin, en 1440 Gutenberg, sans rien connaître de l'impression au moyen de caractères mobiles telle qu'elle se pratiquait en Chine et en Corée, met au point le premier moule réglable permettant de fondre les caractères d'imprimerie en série. Cette date est retenue comme marquant « l'invention de l'imprimerie », ce qui est en fait une industrialisation de l'imprimerie.
Assurément, bien avant l'imprimé, le livre manuscrit offrait déjà des dispositifs pour mettre en évidence la structure et les grandes articulations du texte. Ces éléments apparaissent au XIIe siècle et se généralisent au cours du XIIIe siècle dans le manuscrit scolastique (signes de paragraphe, titres courants, pieds de mouche, etc.). Ils sont liés aux nouvelles pratiques de l'étude et de la lecture dans les milieux savants.
L'apparition de la typographie en caractères mobiles n'entraîne d'abord aucune modification radicale dans les dispositifs formels des livres. Puis, dans la décennie 1480, le manuscrit est majoritairement délaissé au profit de l'imprimé ; au début du XVIe siècle, ce dernier se dégage définitivement de la forme matérielle du manuscrit. Mais il n'y a pas de rupture brutale dans le passage du manuscrit à l'imprimé, loin s'en faut, et il convient de souligner la coexistence des deux supports jusqu'au XVIIe siècle, tout au long d'une période de subtile continuité et de renouvellement, une époque de transition assez longue qui entraîne la modification des façons de penser et de présenter le texte.
Présentation des incunables
La présentation des incunables diffère donc peu de celle des
manuscrits, qu'ils cherchent à imiter. De fait, on a pu parler à leur sujet de
« produit semi-fini », pour reprendre l'expression de Laurent Pinon,
puisque, notamment, les dispositifs traditionnels permettant de mettre en
évidence les grandes articulations du texte sont le plus souvent réalisés sous
forme manuscrite : initiales peintes, filigranées ou décorées en tête de
chaque livre ou de chaque partie importante du texte, avec alternance du bleu
et rouge, utilisation des pieds-de-mouche, initiales de plus petits modules
pour marquer les subdivisions secondaires, parfois avec des rehauts d'or. Plus
largement, on observe ainsi :
Fig.1 - Bible (1497) imprimée à Strasbourg par Johann Grüninger
Source : Wikipedia
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► l'utilisation des caractères gothiques, proches de ceux de l'écriture manuscrite, comme dans cette Bible imprimée à Strasbourg en 1497 (fig.1). Trois types de caractères gothiques ont alors cours :
- la lettre de forme ou « textura », gros caractères pour les Bibles ;
- la lettre de somme ou « rotunda », plus ronde pour les textes de théologie et de droit ;
- la bâtarde pour les textes en langue vulgaire ;
►
l'importance des abréviations et des ligatures (qui
disparaissent plus lentement) ;
►
le texte, assez
dense, est composé sur deux colonnes ou à longues lignes (fig.2 et 3). La
plupart des incunables sont des grands formats, in-folio et in-quarto ;
►
en général, peu
de précisions sont portées sur les lieux et les dates d'impression, et les
pages de titre sont rares. Au début, les livres n'ont qu'un incipit et
éventuellement à la fin un colophon indiquant le nom de l'imprimeur et la
date. La marque typographique de l'imprimeur ou du libraire figura d'abord à la
fin de l'ouvrage avant de migrer sur la page de titre.
► la pagination n'existait pas avant 1499. En lieu et place, trois types de repères existent :
- les « signatures », qui désignent chaque cahier par une lettre de l'alphabet suivie d'un chiffre pour chaque feuillet ;
- le « registre », à la fin du livre, qui indique le début de chaque cahier ;
- la « réclame », premier mot de chaque cahier annoncé à la fin du cahier précédent.
► la présence d'enluminures comme de bois gravés (fig.2 et 3). Le rôle dévolu aux illustrations se conforme, dans une certaine mesure, à celui des enluminures médiévales, et, là encore, la rupture progressivement amorcée au cours de la première moitié du XVIe siècle ne doit pas faire oublier les continuités qui subsistent. Comme le rappelle en effet Hélène Toubert à propos des fonctions des enluminures dans le manuscrit médiéval , c'est à elles et aux divers ornements qu'était souvent confié le soin de marquer les scansions du texte et ses niveaux hiérarchiques. L'illustration dans les colonnes du texte, procédé fort ancien déjà employé dans les rouleaux de papyrus, et que perpétue le manuscrit, était un moyen particulièrement efficace pour distinguer les grandes divisions du texte. Interrompant la colonne de l'écrit, l'image s'insérait là où tel ou tel épisode appelait sa visualisation par l'image, mais son rythme d'apparition pouvait aussi être « réglé par un rythme inspiré de l'usage des initiales ornées. Celles-ci servant de points de repère, revenaient au début de chaque section significative du texte ». L'emplacement de l'illustration pouvait varier et cette dernière pouvait être disposée « non plus en fonction d'une colonne du texte, mais par rapport à la surface de la page », verticalement ou horizontalement, en harmonie avec la surface écrite. Illustrations, initiales ornées ou historiées, bordures étaient autant de repères mettant en évidence la structure du texte. Ainsi, « l'ordre de la décoration, reflétant l'ordre du texte, assurait une liaison organique entre le contenu de celui-ci, l'écriture et sa présentation au lecteur ».
Fig.2 - Le Pèlerin de vie humaine, Lyon, Mathis Huss, 1486
Source : BnF/Gallica
Fig.3 - Le pèlerinage de l’homme, Paris, Antoine Vérard, 1511
Source : BnF/Gallica