La recitatio
La recitatio était, dans l'Antiquité grecque, un des moyens les plus anciens et les plus répandus de lire un livre devant un public : poètes, orateurs, historiens, grammairiens, philosophes de la Grèce avaient en commun cette habitude. Mais cette pratique était fréquente également dans le monde romain, et en tout cas mieux connue : Virgile, à ce qu'on lit dans la Vie de Donat (§ 32-34), avait lu les livres III, IV et VI de l'Énéide devant Auguste et en présence d'Octavie. À partir du 1er siècle, le procédé devient systématique et les lectures d'une œuvre littéraire se font devant un public qui, selon Pline le Jeune (I, 13), était de plus en plus distrait. Tacite, dans son Dialogue des orateurs, en donne une représentation vivante en rappelant la lecture par Curius Maternus de son Caton (Dial. 2-3).
Pour faire connaître son livre, l'écrivain romain, au Ier
siècle, privilégie donc la lecture publique ou recitatio, qui constitue un des éléments essentiels de la vie
culturelle. Cette pratique connaît d'emblée une grande vogue et son
développement a de grandes conséquences sur la littérature latine. Les Romains
cultivés deviennent des maniaques de l'écriture et se délectent à faire
applaudir leurs œuvres par la foule, compensant ainsi les succès oratoires de
leurs pères et de leurs ancêtres à l'époque républicaine. Même Ovide, exilé
chez les Gètes, dans une région lointaine et inhospitalière, n'échappe pas au
virus de la recitatio : devant
l'auditoire pittoresque des barbares harnachés de leurs armes, il donne lecture
d'un poème rédigé dans la langue indigène. Non sans une amère ironie, il évoque
le succès obtenu, les hochements de têtes des Gètes accompagnés du cliquetis de
leurs armes, auditeurs bien surprenants pour ce poète raffiné, accoutumé aux
chuchotements mondains des salons romains !
Cf. Pontiques IV, 13
La recitatio constitue le véritable pivot de toute la vie littéraire de cette période.
Les conditions matérielles de la recitatio
Au début, les lectures publiques ont lieu dans les théâtres publics et privés ; puis les odéons se spécialisent dans ces formes de manifestations culturelles. Pour répondre à cette vogue en effet, les locaux plus réduits comme les auditoria ne conviennent qu'à des lectures en petit comité. Les intellectuels aisés, comme Pline le Jeune et ses amis, prévoient dans leur demeure un auditorium, aussi indispensable pour eux que leur bibliothèque. Les conventions sociales obligent à prêter ce local à des amis moins fortunés. Grâce à leur train de vie ou à leurs relations, nombre d'écrivains peuvent réunir chez eux ou chez un ami tout ce que Rome comporte de gens lettrés, et c'est un des premiers facteurs de discrimination entre les auteurs de conditions sociales différentes.
À côté, en effet, des recitationes prononcées dans un auditorium, devant un public assez large, l'écrivain peut réunir ses intimes dans ses appartements privés et leur donner la primeur de sa dernière œuvre. Ainsi Pline le Jeune transforme-t-il parfois sa chambre ou sa salle à manger en auditorium réservé à ses amis les plus chers.
Il est d'usage d'agrémenter les dîners par la lecture d'œuvres littéraires, dans la tradition
du banquet philosophique illustré dès Platon (Ve-IVe
siècle avant J.-C.) et jusqu'à Macrobe (Ve siècle après J.-C.). Tout en
festoyant, on écoute généralement la lecture des œuvres classiques du
répertoire grec ou latin, mais certains amphitryons profitent de l'occasion
pour imposer à leurs invités leur propre production littéraire : le riche
Ligurinus, caricaturé par Martial, oblige ses hôtes à subir la lecture de ses
poèmes en tout lieu, et plus particulièrement à table (III, 50) :
« C'est donc uniquement pour me lire tes vers
Que d'un dîner tu me régales,
Ligurinus ? Je quitte à peine mes sandales,
Que pour début, à l'instant tu me sers,
Entre douce laitue et piquante saumure,
Une œuvre dont il faut essuyer la lecture.
En attendant que de solides mets
La table à loisir se garnisse,
Un second livre suit ; un autre vient après,
Et, durant le second service,
Deux autres arrivant encore sur nouveaux frais,
Jusqu'après le dessert prolongent mon supplice.
J'aime le sanglier ; mais toujours et partout
Qu'on m'en serve, il devient un objet de dégoût.
Si, pour habiller leur denrée,
Mon cher ami, tu n'abandonnes pas
Tes maudits vers aux vendeurs de marée,
Désormais, j'en jure ma foi, il te faudra dîner sans moi ».
Cette mode de la recitatio, volontiers fustigée par les auteurs eux-mêmes, a duré bien au-delà du Ier siècle de notre ère et Pline le Jeune est à peu près le seul à chanter les louanges des lectures publiques et de leurs conséquences appréciables, exprimant ainsi une conception de la littérature très caractéristique des milieux intellectuels de la fin du Ier siècle. Pline explique comment la recitatio permet à l'auteur de surveiller davantage l'exposition de ses idées et de polir son style, car le respect dû aux auditeurs, l'amour-propre et la crainte d'un échec sont d'excellents stimulants. L'auteur peut corriger son œuvre grâce aux remarques et aux critiques de ses amis, mais aussi en captant les signes visibles (bâillements, froncements de sourcil, silence attentif ou ennuyé...) qui encouragent ou démoralisent immédiatement l'auteur :
« Si par hasard un de mes amis lit une œuvre qu'il m'a entendu réciter, il se rendra compte que, même sans rien me dire, il m'a inspiré par ses réactions des modifications et des suppressions » (V, 3, 10).
Dans cette conception de la recitatio, on ne peut que louer le souci d'exigence et même d'humilité exprimé par Pline le Jeune. La perspective de parler devant un public raffiné et qualifié entretient le goût de la perfection stylistique et de la recherche littéraire. Ces pratiques sont également à l'origine de l'invention de la praefatio ou préambule destiné à faciliter l'intelligence du texte avant sa lecture.
Mais les Romains n'ont pas su garder la recitatio dans de justes limites : l'admiration mutuelle devient un devoir dans ces réunions où chacun, à tour de rôle, est lecteur ou auditeur. Horace raille cet échange de compliments, véritables combats de gladiateurs, où les éloges remplacent les coups, où les poètes se tressent réciproquement des couronnes.
Pline le Jeune, par cynisme ou par naïveté inconsciente, donne des conseils très précis en ce domaine :
« Applaudis ton inférieur, ton supérieur, ton égal ; ton supérieur, car, si tu ne le juges pas digne d'applaudissements, tu ne seras pas toi-même applaudi ; ton inférieur ou ton égal, car ta propre gloire exige que celui que tu égales ou que tu dépasses soit jugé le plus grand possible » (VI, 17, 4).
Plus que la qualité de l'œuvre, c'est la notoriété de l'écrivain qui sert à lui attirer la sympathie : Pline le Jeune subordonne l'hyperbole au rang social de l'auteur. Il encense les petits poèmes grecs d'un ancien consul et juge avec une condescendance bienveillante - et une myopie ridicule - le modeste Martial, dont les Satires ont, elles, travers les siècles :
« Il m'a envoyé ce qu'il pouvait faire de mieux et, s'il l'avait pu, il m'aurait envoyé des poèmes meilleurs. Les vers qu'il a écrits ne seront certainement pas éternels, c'est bien vrai, mais il les a faits en pensant qu'ils le seraient » (III, 21).
La perversion de la pratique à l'époque de Pline le Jeune se reflète également dans le mésusage des bibliothèques, conçues par les nouveaux riches seulement comme une marque extérieure de puissance ou de réussite, comme Sénèque le stigmatisait déjà.