La persistance du conflit sociolinguistique
Un discours épilinguistique continu et polémique
Dans une configuration de type diglossique ou de sortie de la diglossie, où la normalisation a été/est conduite avec fermeté, détermination et continuité (quelle que soit l'appartenance partisane des décideurs) la société et la communication sociale sont habitées en permanence par un interdiscours épilinguistique prolixe et immanquablement polémique. C'est encore le cas en Catalogne autonome et ce le sera encore pour quelques temps. Cet interdiscours épilinguistique abondant et régulier trouve dans la presse et l'édition catalanes (en catalan comme en castillan) et jusqu'à la télévision (TVC singulièrement) un accueil bienveillant. Y prennent toute leur part plusieurs types d'acteurs sociaux (responsables et élus politiques, artistes, universitaires, membres de professions libérales, journalistes bien sûr, syndicalistes... sans oublier les (socio)linguistes et autres militants de la langue catalane). C'est essentiellement un discours clivé dont les stimuli (glottopolitiques) ne sont pas toujours d'origine interne à la Catalogne, mais viennent aussi du Centre (de l'État). Des cas récents et qui ont fait couler beaucoup d'encre méritent d'être rappelés (cf. PAGES, 2007) :
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le texte en « une » du quotidien ABC du 12 septembre 1993 : « Igual que Franco, pero al revés : persecución del castellano en Cataluña »
(Comme avec Franco, mais à l'envers : persécution du castillan en Catalogne) ;
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la déclaration du Roi Juan Carlos en 2002 selon laquelle : « Nunca fue la nuestra lengua de imposición, sino de encuentro ; a nadie se le obligó nunca a hablar en castellano : fueron los pueblos más diversos quienes hicieron suyo, por voluntad libérrima, el idioma de Cervantes »
(Jamais notre langue [le castillan] ne fut langue imposée, mais de rencontre; on n'a jamais obligé personne à parler en castillan: ce furent les peuples les plus divers qui adoptèrent volontairement, en toute liberté, l'idiome de Cervantes) ;
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l'une des toutes dernières occasions concerne la publication d'un « Manifiesto por la lengua común » (Manifeste pour la langue commune) , présenté à l'Ateneo de Madrid (juin 2008) et publié dans le quotidien madrilène El Mundo, fait état d'un mauvais traitement institutionnel du castillan dans les « Comunidades bilingües » (Communautés bilingues : mais c'est bien la Catalogne qui est visée et sa nomalisation linguistique au « détriment du castillan ») : il ne déroge pas à la norme établie au cours de toutes ces années de politique linguistique et a déclenché un nouvel emballement épilinguistique (et médiatique) ;
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enfin la plus lourde de conséquences pour le présent et surtout l'avenir de la Catalogne : la Sentence du Tribunal Constitutionnel espagnol en juin 2010 contre un certain nombre d'articles du Statut d'Autonomie de 2006 (lequel avait été adopté en son temps par les Cortes de Madrid et par référendum en Catalogne), en particulier ceux touchant à la préférence linguistique en faveur du catalan. Cette Sentence, édictée après plusieurs années de mise en œuvre du Statut, par un la juridiction suprême, mais dont le mandat de certains membres avait expiré, et qui avait été saisi par le Parti Populaire, parti de droite anti-autonomiste, a été ressenti comme une « provocation » par beaucoup de Catalans. Une grande manifestation de protestation sur le thème « Som una nació, Nosaltres decidim » (Nous sommes une nation. C'est nous qui décidons ) a rassemblé le 10 juin à Barcelone plus d'un million de personnes, pratiquement toute la classe politique en tête, mais à l'appel d'un regroupement d'institutions civiles conduit par une association catalaniste particulièrement légitimée en la matière : Omnium Cultural. Cette péripétie de la guerre à épisodes que livrent les nationalistes « espagnolistes » aux positionnements identitaires de la périphérie, catalanistes tout particulièrement, n'est pas de même nature que les précédentes : elle semble indiquer de manière intransigeante les limites de l'autonomie politique (et culturelle) d'une « Nation sans État », dont pouvaient s'accommoder bon nombre de nationalistes catalans et elle ne peut que légitimer ceux qui pensent que la seule issue pour l'épanouissement de la nation catalane est l'indépendance...
Voici deux « unes » de quotidiens rendant compte visuellement de la manifestation du 10 juin 2010.
Une observation s'impose qui vaut surtout pour le discours épilinguistique en faveur du catalan (mais auquel se croit obligé de répondre dans le droit fil le discours épilinguistique en faveur du castillan, qu'il soit barcelonais ou madrilène) : la présence redondante du passif, de la persécution, dont a été victime le catalan au cours des trois derniers siècles et particulièrement sous le franquisme (cf. Benet, 1979), et qui se prolonge(rait) encore aujourd'hui . Ce trait interdiscursif est un trait capital, qui constitue l'un des piliers représentationnels du nationalisme linguistique catalan (Boyer, 2008). Évidemment le détour obligé par ce passif, outre qu'il respecte incontestablement l'Histoire, s'intègre à l'argumentaire nationaliste et justifie la politique linguistique de récupération et donc de normalisation conduite avec détermination. Il ne faut donc pas être surpris par la mise en oeuvre de mesures vigoureuses de politique linguistique-éducative (comme l'immersion).
On retrouve ainsi dans l'interdiscours épilinguistique catalan cette insistance sur les séquelles du conflit passé et sur le maintien d'une dominance dans le présent, mettant en évidence les résistances à la normalisation officielle, parfois pour stimuler cette normalisation, parfois même pour en dénoncer la tiédeur. À cet égard, les études (enquêtes en particulier) et les ouvrages polémiques ont fleuri au cours de ces dernières années, sans interruption, certains pour étendre les considérations (critiques) aux « Països Catalans » (cf. Querol, 2007 ; Joan, 2007), mais pour beaucoup d'autres circonscrits à la situation du Principat, pour dénoncer le fait que malgré des raisons d'être satisfaits des résultats de la normalisation, la « langue propre » n'a pas totalement neutralisé à son avantage la dynamique de substitution héritée du franquisme. Parmi les constats d'ordre sociolinguistique particulièrement glosés par de nombreux sociolinguistes et/ou militants de la langue catalane, il y a au tout premier plan une réalité langagière qu'on a évoquée dans ce qui précède et qui semble quelque peu contrarier l'objectif d'une priorité donnée au catalan en Catalogne y compris dans les échanges ordinaires et qui concerne les jeunes générations : un certain refus du monolinguisme et une pratique aléatoire de l'alternance de langues, qui font semble-t-il les beaux jours d'un bilinguisme assumé et déclaré, en progression importante . Tout sociolinguiste un tant soit peu conséquent ne peut que se réjouir d'une telle évolution (souhaitée du reste par certains promoteurs de la Politique linguistique de la Generalitat à ses débuts ) qui cependant ne manque pas de rappeler aux bons souvenirs du même sociolinguiste le fameux mythe bilinguiste stigmatisé par l'un des pères fondateurs de la sociolinguistique catalane : Lluís Vicent Aracil (Aracil [1966] 1982 ; cf. Berrio, 2008). Et il n'est pas faux de considérer que sans la vigueur exemplaire de la politique linguistique institutionnelle conduite ces trente dernières années, le bilinguisme ne serait pas à l'ordre du jour en Catalogne : par contre le monolinguisme en faveur du castillan y aurait sûrement progressé. Qu'adviendrait-il de ce bilinguisme réjouissant si une telle politique linguistique venait à être abandonnée ou même amputée d'une partie plus ou moins importante de son dispositif et de ses dispositions réglementaires ?