Le laboratoire glottopolitique catalan : la bataille de la langue
La « bataille de la langue » s'institutionnalise.
L'exercice des compétences en matière linguistique de la Généralité de Catalogne était au départ essentiellement du ressort de la Direction Générale de Politique Linguistique et de ses trois grands services (BOYER, 1982 et 1983 ; MOLL 1984).
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L' Institut de Sociolinguistique Catalane qui était chargé des études, des enquêtes et de la documentation concernant la situation sociolinguistique et son évolution .
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Le Service de Conseil Linguistique qui avait au départ la lourde responsabilité de l'enseignement du catalan aux adultes (en particulier la coordination des cours organisés par les municipalités et la formation pédagogique des enseignants de catalan, donne des informations concernant les traductions, les corrections, etc., et, en collaboration avec l'École d'Administration publique de Catalogne s'occupait de l'élaboration du langage administratif. Il avait également pour mission de coordonner les travaux de terminologie catalane, œuvre fondamentale pour une authentique normalisation linguistique, en relation avec le TERMCAT (Centre d'aménagement terminologique).
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Troisième service de la Direction Générale de Politique Linguistique : le Service de Normalisation de l'emploi du catalan qui avait « pour mission de promouvoir l'emploi du catalan à tous les niveaux et dans tous les domaines, publics et privés » (MOLL dans TUDELA 1986 : 23).
Le catalan, c'est l'affaire de tous[Zoom...] | Outre son action de sensibilisation lors de la diffusion en 1983 de la Loi de normalisation (dont il sera question plus loin) ce service a organisé en 81-82 une « campagne pour la normalisation linguistique de la Catalogne » dont le slogan était « El català, cosa de tots » (Le catalan, c'est l'affaire de tous). La campagne en question , qui a mobilisé une somme importante d'énergies et de moyens, visait « une prise de conscience linguistique de la part de la population de Catalogne, la promotion de la conversation bilingue, l'encouragement à l'extension de la présence publique du catalan et la pleine participation de toute la population, des entités et des institutions de Catalogne au processus de récupération de l'emploi de la langue catalane ». (DIRECCIO GENERAL DE POLITICA LINGÜISTICA 1983c : 47). |
Il s'agissait surtout, semble-t-il, conformément aux hypothèses de la SC, de contribuer à faire évoluer les représentations de la langue, à modifier « les attitudes linguistiques » (MOLL dans TUDELA 1986 : 24). S'appuyant sur une argumentation à la fois sociolinguistique, historico-culturelle et juridique (DIRECCIO GENERAL DE POLITICA LINGÜISTICA 1981a, 1981b) les responsables de la campagne ont eu recours à des pratiques multimédiatiques : presse écrite, radio, vidéo, cinéma... Au centre de cette campagne : le personnage d'une petite fille de dix ans, « la Norma » (le jeu de mots est transparent) qui, par voie d'affiches, de dépliants explicatifs (bilingues), d'autocollants, de BD, etc. se présentait comme l'apôtre enthousiaste (et exigeante) de l'extension des emplois du catalan et de son « bon usage » (tout au moins de son intégrité morphosyntaxique et lexicale) (BOYER 1983). Il y a bien là une double visée : d'un point de vue communicatif (sociolinguistique) il s'agissait de rendre normal et effectif (de faire accepter) le caractère officiel du catalan, d'en proclamer la légitimité ; d'un point de vue plus strictement linguistique, de faire la chasse aux productions erronées, de faire acquérir des formes normées. Incontestablement cette campagne a eu un certain impact, à un moment opportun, et elle a sûrement contribué à modifier d'un point de vue sociolinguistique bien des comportements publics et des pratiques officielles, ainsi que le paysage scriptural urbain (DIRECCIO GENERAL DE POLITICA LINGÜISTICA 1983e).
En même temps qu'à la mise en place d'institutions adéquates et de stratégies officielles, la Généralité s'est employée à créer, à travers un corps de dispositions, un cadre juridique pour sa politique linguistique. Outre un ensemble de «décrets », « ordres », et « déclarations » * , un premier texte législatif : la « Loi de normalisation linguistique en Catalogne » * est entré en vigueur le 23 avril 1983 .
S'appuyant sur l'article 3 de la Constitution et l'article 3 du Statut d'Autonomie de la Catalogne dont elle développe le concept de « llengua pròpia de Catalunya » (langue propre de la Catalogne) (PUIG SALELLAS dans TUDELA, 1986 : 139 ; DIRECCIO GENERAL DE POLITICA LINGÜISTICA 1983a et 1983b), cette loi * particulièrement consensuelle inspirée de la célèbre Charte de la Langue française des Québécois (Loi 101), est le fruit d'un long travail tout autant sociolinguistique que juridique (MOLL I MARQUES, 1984 ; FERRER, 1984a et 1984b).
Il y eut quatre versions de l'avant-projet de cette loi : il n'est pas inintéressant d'observer les transformations de l'intitulé. De « Loi sur l'emploi de la langue catalane » on est passé à « Loi sur les langues de Catalogne », puis à « Loi sur l'usage linguistique en Catalogne » (même titre pour le troisième et le quatrième avant-projet, malgré des modifications de contenu).
Comme le soulignait la Directrice Générale de Politique Linguistique, « il y a des différences considérables » entre les versions successives « qui reflètent un processus de maturation de la réflexion collective » (MOLL I MARQUES 1984 : 8).
Cette loi est de fait un développement, sur le mode juridique, de l'idée de normalisation linguistique. Le 1er alinéa de l'article 2 * met en place le cadre général du droit à l'emploi du catalan :
« Le catalan est la langue de la Catalogne. Tous les citoyens ont le droit de la connaître et de s'exprimer dans cette langue, oralement et par écrit, dans les relations et les actes publics, officiels et non officiels. Ce droit suppose, en particulier, de pouvoir : s'adresser en catalan, oralement et par écrit, à l'Administration, aux organismes publics et aux entreprises publiques et privées ; s'exprimer en catalan dans n'importe quelle réunion ; utiliser le catalan pour les activités professionnelles, de travail, politiques et syndicales, et recevoir l'enseignement en catalan ».
Par ailleurs, la loi vise manifestement à travers la généralisation de l'enseignement en catalan un bilinguisme non diglossique :
« Tous les enfants de Catalogne, quelle que soit leur langue habituelle en début de scolarité, doivent pouvoir utiliser normalement et correctement le catalan et le castillan à la fin des études primaires » (Article 14, 4e alinéa).
Le texte ne néglige aucun espace de normalisation dans son inventaire. Ainsi, l'article 25, par exemple, dans son 1er alinéa, indique que « Le Conseil Exécutif de la Généralité doit encourager la normalisation de l'emploi du catalan dans les activités commerciales, publicitaires, culturelles, associatives, sportives et de tout autre type ». Le cadre juridique instauré par la Loi de normalisation... doit donc « [permettre] de normaliser tout à fait le catalan », car, si on le souhaite vraiment, « en Catalogne on peut légalement s'exprimer partout en catalan seulement » (PUIG SALELLAS dans TUDELLA, 1986 : 139). Mais rares sont les catalanophones qui savent que « dans le périmètre du Principat, légalement il est indiscutable qu'aucun citoyen n'a l'obligation de parler en castillan » (FERRER dans TUDELA, 1986 : 102). Tant il est vrai que pour que la normalisation entre dans les faits, la promulgation d'une loi ne suffit pas : il faut connaître les droits que confère cette loi et avoir la volonté de les exercer et d'en exiger le respect.
Cependant la « Loi 7/1983, du 18 avril... » fut incontestablement un atout fondamental pour impulser de manière décisive la normalisation de la « llengua pròpria de Catalunya » * . Et sa genèse, comme les réserves « juridiques » exprimées par le gouvernement de l'État espagnol * mettent bien en évidence les enjeux d'une politique linguistique qui vise à moyen terme, « une coexistence sans conflit des deux langues » et à long terme le « bilinguisme », la « connaissance parfaite des deux langues de la part de tous les citoyens » (MOLL dans BOYER, 1982 : 54). Mais la mutation sociolinguistique que représente le passage d'une situation de « diglossie » ou de « bilinguisme diglossique » à une situation de « bilinguisme neutre » (VALLVERDU, 1973 : 42) ne se décrète pas ; elle ne va pas sans bouleverser plus ou moins considérablement non seulement les pratiques langagières, mais également les attitudes culturelles. C'est pourquoi la Catalogne a vécu dans la décennie quatre-vingt une exacerbation dans l'expression des représentations sociolinguistiques, une sorte de mise en scène généralisée et souvent proprement spectaculaire de la déstabilisation de la « polarité diglossique » longtemps en vigueur (et donc d'une modification de la nature du conflit). Aussi la rue, les médias, l'école... ont été des lieux où se sont multipliés les signes d'une inversion de légitimité sur le marché linguistique en Catalogne (BOURDIEU, 1982).
La concurrence et l'affrontement ne se limitent pas en pareille situation au décor langagier urbain : leur scène est partout. Ainsi des appels, manifestes et autres discours publics plus ou moins « autorisés » se sont opposés dans la presse, à l'Université, sur des affiches, des tracts, etc. Parmi ces interventions polémiques * , certaines ont eu un certain impact et des effets parfois durables. En voici un bref aperçu.
Au point de départ : un article collectif, intitulé « Une nation sans état, un peuple sans langue ? » publié en 1979 dans une revue de langue et de littérature catalanes connue qui se présentait comme un cri d'alarme à propos de la situation générale du catalan, jugée « beaucoup plus précaire et inquiétante aujourd'hui qu'au cours des dernières décennies » (ARGENTE et al., 1979 : p. 3). Les auteurs s'y élevaient contre des « triomphalismes » jugés « suicidaires » exprimant leur préoccupation quant à l'avenir de la langue catalane. En mars 1981, un autre manifeste faisait état de préoccupations parfaitement symétriques. Ce texte * , publié en castillan dans un journal de Madrid : « Pour l'égalité des droits linguistiques en Catalogne » signé par 2 300 personnes résidant en Catalogne, stigmatisait la politique linguistique de la Généralité, en dénonçant une « tendance à l'intransigeance et l'affrontement entre communautés ». D'aucuns ont dénoncé ce texte comme étant l'expression de positions anti-catalanistes de certains secteurs socialistes de Catalogne.
Les réponses à ce dernier manifeste ont été immédiates de la part des autorités catalanes et de nombreuses « personnalités » : Président du Parlement, Recteurs des trois Universités, Gouvernement de la Généralité, etc. Et c'est à cette occasion que s'est constitué un regroupement national qui, s'institutionnalisant peu à peu, devait être l'un des plus fermes intervenants dans l'action en faveur de la normalisation : c'est la « Crida a la Solidaritat en defensa de la llengua, la cultura i la nació catalana » (Appel à la solidarité pour la défense de la langue, de la culture et de la nation catalanes), qui s'est par la suite auto-dissous. Son acte de naissance a été célébré le 18 mars 1981 dans les murs de l'Université de Barcelone. Un deuxième acte solennel tenant lieu d'anniversaire s'est déroulé le 18 mars 1983, toujours à l'Université de Barcelone, et le premier appel s'y est vu apporter quelques modifications. Outre la revendication de la « pleine normalisation » de la langue catalane, en particulier dans les médias, « la Crida » proclamait œuvrer pour « l'émancipation de la nation catalane » ce qui impliquait la revendication du « droit des Catalans à l'autodétermination ». L'anniversaire du premier appel a été l'occasion par ailleurs du lancement de la « Campanya per la llengua » (Campagne pour la langue) dont le slogan « En català a tot arreu » (En catalan partout) a envahi les murs de la ville.
Au risque de simplifier quelque peu, on peut dire que, durant toute une période, « la Crida » a fonctionné objectivement comme un collectif de pression, susceptible, par rapport à une politique des autorités qui se devait d'être prudente et en général jugée comme telle, de peser sur l'opinion publique catalaniste en faveur d'une grande fermeté quant à la défense et à la promotion du catalan, et de contrebalancer les pressions contraires, celles qui exprimaient une résistance à l'égard d'une politique linguistique de catalanisation jugée par certains excessive, par d'autres maladroite.
On comprend que la tâche de la Direction Générale de Politique Linguistique n'ait pas toujours été facile. Elle a dû chercher à gérer en douceur l'évolution du conflit, à faire accepter sa politique de normalisation sinon par tous, du moins par la majorité, catalanophones et castillanophones. Ce qui, sans parler des radicalismes de tous bords, n'est pas de tout repos, compte tenu du rapport des forces linguistiques numériquement peu contrastées (et qu'il est difficile, du reste, d'évaluer * avec précision).