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Utilisation du livre dans les monastères et les milieux de cour

Le livre comme outil
Au cours des XIIe et XIIIe siècles, le nombre des livres s'accroît de 40 à 60 %. Dans le royaume de France, les ateliers parisiens dépassent les capacités de production des monastères. S'ils concurrencent désormais l'activité des scriptoria monastiques, les livres n'en demeurent pas moins des outils indispensables pour ces communautés religieuses. Ils sont utilisés pour la prière, la liturgie et la prédication. La reconnaissance du poids exclusif de la parole de Dieu multiplie, outre les activités liturgiques les lectures spirituelles, individuelles ou communes.
Outre la
Bible, les œuvres des Pères de l'Église sont à l'honneur, celles de saint
Grégoire, de saint Augustin, de saint Jérôme et de saint Ambroise surtout. Des
ouvrages spécialement adaptés à la vie monastique sont également lus : les
œuvres d'Hugues de Saint-Victor, le De
claustro anime d'Hugues de Fouilloi, ou encore le De conflictu viciorum d'Ambroise Autpert. En 1426, Jean Gerson recommande à un moine la lecture des
Moralia in Job de saint Grégoire, les
lettres aux frères du Mont-Dieu de saint Bernard et ses sermons sur le Cantique des Cantiques, les œuvres de
Richard de Saint-Victor et le De oratione
d'Hugues de Saint-Victor. Le chancelier de l'Université de Paris termine en
recommandant saint Bonaventure qu'il considère comme une lecture plus
difficile. Les titres conseillés par Jean Gerson sont ceux de la réflexion
spirituelle et de la théologie mystique ; ils sont la marque particulière
des bibliothèques monastiques, même si ces dernières possèdent quelques
ouvrages profanes dans les domaines de la poésie, de la grammaire, de l'histoire
et de la morale. Seules les bibliothèques cisterciennes sont uniquement
patristiques et religieuses.
Les
bibliothèques des ordres mendiants, quant à elles, sont des bibliothèques
urbaines à vocation savante, conditionnées par le fonctionnement des études à l'université,
liées à la création d'un type de livres destinés à être utilisés différemment
du livre dit patristique . À partir de la fin du XIIe siècle s'amorce une
transformation profonde dans la façon d'utiliser le livre, qui s'inscrit de
plus en plus dans la vie quotidienne ; la lecture et l'écriture ne sont
plus seulement les supports d'une ascèse et d'un chemin vers la méditation. Dans les premières décennies du XIIIe siècle, les couvents
mendiants se procurent les livres nécessaires à la prédication. Proches des
universités, ils fondent des bibliothèques constituées d'ouvrages répondant à
leurs besoins. Un bibliothécaire y tient des listes de prêt, en rédige le
catalogue et veille au classement rigoureux des volumes. Dans les collèges importants, le fonds des livres se scinde
en bibliothèque d'usuels enchaînés et en bibliothèque de prêt.
Le livre comme objet d'art
Dans les
milieux de cour, le livre
manuscrit est une des manifestations du luxe qui entoure les princes de la fin
du Moyen Âge. Indépendamment du texte qu'il contient, il s'agit souvent d'un
objet d'art, somptueusement enluminé et « historié » de miniatures,
relié de drap d'or, de soie ou cousus de pierres précieuses, avec des fermoirs
émaillés aux armes de son propriétaire. Source de plaisir intellectuel mais
surtout esthétique, les livres sont offerts à l'occasion du Nouvel An, de
mariages, de fêtes, d'ambassades... Ils le sont au même titre que des bijoux, des
pièces d'orfèvrerie, un cheval, des gerfauts. Aux étrennes de 1402, l'un des
plus célèbres bibliophiles de son temps, Jean duc de Berry, reçoit ainsi un Valère-Maxime historié (Paris, BnF, ms.
fr. 282). L'année suivante,
son frère Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, lui offre la Fleur des histoires d'Orient, manuscrit
enluminé et couvert de velours vermeil avec des fermoirs en argent doré (Paris,
BnF, ms. fr. 12201). À son tour, Louis d'Orléans, son neveu, lui remet deux
volumes aux fermoirs émaillés de la traduction par Nicole Oresme des Éthiques et Politiques d'Aristote
(Chantilly, Musée Condé, ms. 277 et Paris, BnF, ms. fr. 9106). En avril 1403,
le roi Charles VI donne à son oncle une Bible en deux volumes couverte d'un
drap de soie, ornée de fermoirs d'or (Paris, Bibl. de l'Arsenal, ms. 5212).
L'exemple de Jean de Berry évoque ainsi une réalité dans les cours princières,
à savoir celle de la circulation des livres dans un système de dons et de
contre-dons complété par un système d'héritages et d'emprunts.
Le livre d'heures
Le plaisir esthétique éprouvé devant un objet d'art
n'exclut pas une utilisation pratique de la plupart des livres dans les milieux
de cour. Vecteur de la parole de Dieu, le livre est très souvent un livre de
prières, un support pour la dévotion privée. Jusqu'à
la fin du XIIIe siècle, le Psautier
semble être le livre liturgique favori des princes, celui dans lequel on
apprend à lire. À partir du XIIe siècle, il reçoit des additions
successives, litanies, hymnes, office des Morts, office de la Vierge, qui le
font évoluer vers un livre de prières et un livre liturgique
personnalisé : le « livre d'heures ». Assez rapidement ce livre
nouveau devient une possession obligée chez les princes. Les plus grands
bibliophiles du XVe siècle en possèdent même plusieurs, tel Jean de
Berry qui dispose pour sa dévotion privée, son plaisir et celui de son
entourage des Petites Heures (Paris,
BnF, ms. lat. 18014), des Très Belles Heures de Notre Dame (Paris,
BnF, ms. nouv.
acq. lat. 3093), des Grandes Heures
(Paris, BnF, ms. lat. 919)
, des Belles Heures
(New York, Metropolitan Museum of Art, The Cloisters, Acc. No. 54.1.1) et enfin des Très Riches
Heures (Chantilly,
Musée Condé, ms. 65) laissées inachevées par les Limbourg disparus la même
année que leur mécène
.
Le succès du livre d'heures dans les milieux princiers ne
doit pourtant pas occulter l'utilisation de textes profanes mieux illustrés à
partir du milieu du XIIIe siècle. Dans le royaume de France cette
production reçoit le soutien des princesses et des reines. Elle est ensuite encouragée
par les monarques eux-mêmes Jean II le Bon (1350-1364), puis Charles V
(1364-1380) qui s'inscrit dans le sillage de son père. Les livres utilisés
dépendent des goûts des commanditaires, mais également de leurs besoins. Une
orientation bien particulière est ainsi donnée à une « librairie ». Celle
du roi de France Charles V témoigne de la volonté de construire une
bibliothèque qui couvre tous les champs du savoir avec, comme dessein
politique, celui de rassembler des ouvrages considérés comme des outils de
gouvernement à l'attention d'une future élite administrative et politique. Si
Charles V possède plusieurs bibles et un bréviaire, ses commandes tendent à l'acquisition
d'un savoir encyclopédique où la traduction du corpus aristotélicien par Nicole
Oresme, celle de la Cité de Dieu de
saint Augustin par Raoul de Presles ou encore celle du De proprietatibus rerum de Barthélémy l'Anglais par Jean Corbechon
semblent des lectures incontournables et indispensables au roi comme à ses
conseillers. L'objectif est de ne pas ressembler au rex illiteratus moqué par Jean de Salisbury dans son Policraticus, dont Charles V commande
une traduction à Denis Foulechat en 1372 (Paris, BnF, ms. fr. 24287).
Le roi emploie régulièrement des copistes, parmi lesquels Henri de Trévou et
Raoulet d'Orléans,
et exige une totale disponibilité des traducteurs
.
Le décor de ses manuscrits est moins ambitieux que celui des livres commandés
par Jean de Berry à partir des années 1390. Les traductions des œuvres d'Aristote,
de saint Augustin ou l'exemplaire du roi des Grandes Chroniques de France (Paris, BnF, ms. fr. 2813) ne sont pas
illustrées de pleine pages ou d'enluminures occupant les deux tiers d'un
feuillet. Les armes et les emblèmes du roi n'envahissent pas les marges à la
différence des livres de Jean de Berry et, à partir de 1450, celles des
chroniques et des romans commandés par Philippe le Bon (Bibliothèque royale
Albert Ier, Chroniques de
Hainaut, ms. 9242) à une époque où le grand duc d'Occident est en mesure de
développer sa « librairie » et d'affirmer par le biais des images l'étendue
de ses possessions territoriales.
À la fin du Moyen Âge donc,
les bibliothèques fondées par les princes et les princesses ont plusieurs
finalités : la jouissance esthétique que procure une riche collection, le
besoin d'affirmer ostensiblement leur position sociale en la présentant aux
visiteurs de marque, l'élévation de l'âme, la recherche d'un idéal courtois et
chevaleresque compatible avec des ambitions politiques, l'acquisition d'un
savoir à une époque où gouverner devient un métier et la bibliothèque un
véritable outil de gouvernement. Le livre est devenu indissociable de la vie de cour et de
l'exercice du pouvoir.