Pendant les calamités, le pouvoir royal progresse
Voilà qui peut paraître surprenant : le tableau n'a pas l'air si brillant, surtout au XVe siècle. Il y a la fin des Capétiens directs, avec trois frères mourant sans héritier mâle, tandis que leur sœur en donne un à son mari - mais c'est le roi d'Angleterre ! Au cours du grand règlement de compte centenaire qui suit, le moins qu'on puisse dire est que les rois de France ne sont pas à la fête. Les défaites militaires se succèdent, et certains des rois qui assument le pouvoir à cette époque ne sont pas à la hauteur de la tâche, qu'il s'agisse de Jean II dit le Bon, ou de son petit-fils Charles VI, le roi fou. En 1422 à sa mort, on ne donnerait pas cher des chances de son fils Charles dit le Dauphin, jusqu'à ce que Jeanne d'Arc lui permette de reprendre un peu de terrain.
Même quand le péril anglais s'éloigne, les rois de France ne sont pas au bout de leurs problèmes familiaux. Les diverses branches de la famille royale entrent à la fin du XIVe dans un cycle de violence dans lequel s'illustrent les ducs de Bourgogne, héritiers d'un des fils de Jean le Bon, et qui considèrent assez vite que le domaine bourguignon que le roi leur a confié, leur apanage, leur donne le droit de mener leur propre politique : vieux refrain carolingien remis au goût du jour.
Il faut attendre le règne de Louis XI, dans la seconde moitié du XVe, pour que le royaume soit débarrassé de la menace bourguignonne, même si en fait la fille du dernier duc, Charles le Téméraire, transmet par son mariage des droits et une mémoire dont héritera au siècle suivant... Charles Quint.
En pays d'oc, si loin de Paris, la situation du pouvoir royal pendant la guerre est assez délicate, malgré l'embryon d'administration mis en place au siècle précédent, avec ses sénéchaux chapeautés, sur l'ensemble du Languedoc, par un lieutenant du roi : à la fin du XIVe ce poste de confiance est occupé par les oncles de Charles VI, Louis d'Anjou puis Jean de Berry, deux hommes à poigne.
Deux types de problèmes se posent au roi. Il y a d'abord la question des finances. En théorie, le roi est censé « vivre du sien », autrement dit ne tirer ses ressources que de ses propres domaines, dans le respect des usages. Or, dès le règne de Philippe le Bel au début du XIVe siècle, du fait de ses besoins financiers, le roi va exiger de ses sujets des contributions supérieures à celles prévues par les usages. Mais pour cela, il faut que les sujets acceptent, à titre exceptionnel, de lui accorder les subsides dont il a besoin. Cet accord est formellement donné par une institution nouvelle, les États Généraux du Royaume : Noblesse, Clergé, et délégués des villes réunis à cette fin.
Au cours du XIVe et au rythme des difficultés croissantes du roi, le Sud obtient d'avoir ses propres États de Languedoc, qui prennent progressivement une importance qu'ils garderont longtemps. Dès 1418, à un moment où le pouvoir royal est au plus bas, ils obtiennent le droit de se réunir sans en référer au roi. Parallèlement et pour les mêmes raisons, le comte de Provence est obligé d'avoir lui aussi recours à l'institution des États. Se mettent ainsi en place des contre-pouvoirs potentiels. Bien entendu le pouvoir royal peut passer outre, et imposer d'autorité des charges fiscales plus lourdes. On a vu précédemment que cela pouvait entraîner des révoltes...
Deuxième problème, l'attitude des grands lignages locaux, qui sont parfois tentés de jouer leur propre jeu, eux aussi, entre Angleterre et France. Cela tourne parfois à l'avantage du Français. C'est ainsi que deux grandes familles gasconnes, les Armagnac et les Albret, théoriquement vassales du roi d'Angleterre, voient d'un mauvais œil le fils de ce dernier, le Prince Noir, prendre au sérieux son titre de duc d'Aquitaine, et tenter de renforcer son contrôle sur le pays. Du coup, Armagnac et Albret, suivis par une bonne partie de l'aristocratie locale, se rapprochent du roi de France, ce qui leur vaut sa reconnaissance : un d'Albret sera connétable et le duc Charles d'Orléans épouse une Armagnac : la famille réussit donc à entrer dans le cercle familial capétien.
Par contre, leur voisin et ennemi Gaston III Febus est le dernier grand seigneur occitan à avoir mené une politique allant au-delà du choix du souverain auquel il se soumettrait. Sa principauté pyrénéenne unit les deux comtés de Foix et de Comminges ; la Bigorre s'y rajoute ensuite, et la vicomté de Béarn. Si pour les premiers il est vassal du roi de France, il fait savoir à ce dernier dès 1347 qu'il ne tient la vicomté de Béarn que de Dieu. Il explique la même chose au Prince Noir dix ans plus tard. Et il a les moyens de faire respecter ces prétentions, comme de mener une politique très consciente d'élargissement de son influence. En 1362 il écrase ses rivaux Armagnac et Albret, devenant du même coup la puissance dominante dans tout le Sud-ouest. Il essaye ensuite de mettre la main sur le Languedoc, par l'intimidation des villes de la province, et par des manœuvres diplomatiques visant à arracher le titre de lieutenant du Roi, qui en aurait fait le maître de toute l'administration languedocienne ; mais c'est le duc de Berry qui obtient le poste (1380). Au final la politique ambitieuse de Febus échoue, et en 1390, il est obligé de se soumettre au roi de France. Il meurt peu après, et ses héritiers ne reprendront pas sa politique. |
Le XVe siècle est celui de la reprise en main, au fur et à mesure que le péril anglais s'éloigne. Les villes languedociennes essaient bien de jouer en 1420 la carte du soutien aux ducs de Bourgogne contre le fils de Charles VI, Charles VII. Une opération militaire de ce dernier les contraint à la soumission. Par la suite, il entreprend de consolider son pouvoir, en instituant en 1439 un impôt annuel, et non plus exceptionnel, ce qui enlève aux États une bonne partie de leurs prérogatives. Parallèlement, il met en place une armée permanente, plus efficace que la vieille armée féodale. Et surtout, en 1453, il met fin à la présence anglaise en Aquitaine, et à la guerre du même coup. Car l'expansion territoriale du Royaume s'est poursuivie tout au long de la guerre. Dès les années 1340, le roi a récupéré Montpellier aux dépens des rois de Majorque, et le Dauphiné, en terre d'Empire, hors donc des frontières de la vieille Francia Occidentalis. En 1481, le dernier héritier des Capétiens de Provence lègue à sa mort son comté au roi de France. À la fin du siècle, celui-ci contrôle l'essentiel du pays d'oc de l'Atlantique aux Alpes, hormis Orange, les possessions du pape vers Avignon, le pays niçois passé de la Provence à la Savoie en 1388, le Rouergue, et les domaines pyrénéens des héritiers de Febus, qui acquièrent à la fin du XVe le titre de rois de Navarre. Rien en tout état de cause qui puisse faire contrepoids à la présence française au Sud. |
Et c'est à ce moment que cette présence commence à se manifester aussi dans le domaine linguistique. Au XIVe, quand le roi écrit à une ville ou à un seigneur du Sud, c'est le latin qui est utilisé, alors qu'au Nord c'est déjà le français. À l'inverse, les villes occitanes écrivent au roi soit en latin, soit en occitan. Au cours du XVe, les Occitans commencent à découvrir qu'il est peut-être plus profitable d'employer une langue que le roi et son administration puissent comprendre. Dès l'annexion de la Provence, les États, qui jusque-là formulaient leurs doléances en occitan, passent au latin, et, très vite, au français. Leurs voisins du Languedoc ont compris bien avant. Et les administrations des grandes villes commencent à employer elles aussi le français. Ce n'est pas ce qui reste de littérature en oc qui peut compenser cette évolution, malgré les concours poétiques organisés chaque année à Toulouse par le Consistori del Gay Saber. Quand s'achève le Moyen Âge, c'est bel et bien à l'amorce d'un changement culturel majeur qu'on est en train d'assister.