La grande guerre occitane du XIIe siècle
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l'émiettement né de la désintégration du pouvoir carolingien que l'on constatait au Xe siècle, fait encore sentir ses effets au XIIe, avec comme conséquence l'impossibilité de régler la question fondamentale : quel grand pouvoir va être en mesure de s'imposer sur le territoire de l'ancien diocèse de Vienne, entre Aquitaine et Provence, des Alpes à l'Atlantique, et le long de l'axe primordial que constitue le littoral méditerranéen entre Espagne et Italie ? L'histoire politique du XIIe siècle occitan est faite des péripéties du combat entre plusieurs candidats à l'hégémonie sur ce territoire.
On retrouve sans surprise les héritiers de ceux qui menaient déjà le même combat à la période précédente, au premier rang desquels les grands lignages apparentés des ducs d'Aquitaine et des comtes de Toulouse. Le domaine des Aquitains va - en théorie - du Poitou au Nord aux Pyrénées au Sud, avec une avancée dans le Massif Central vers le Limousin et l'Auvergne. Les comtes de Toulouse, avec leurs parents de Rouergue, contrôlent pour leur part - en théorie toujours - un vaste domaine qui va de Toulouse au Rhône, qu'il franchit d'ailleurs grâce à un mariage opportun au milieu du XIe siècle avec une héritière de la dynastie provençale. Seuls leur échappent les comtés pyrénéens, Foix et Comminges.
À la veille de l'an 1100, Raimond IV le Toulousain est un très grand personnage, suffisamment grand à l'échelle internationale pour pouvoir jouer un rôle de premier plan au cours de la première croisade. C'est d'ailleurs en Terre Sainte qu'il meurt après avoir fondé un comté d'Outre-mer, à Tripoli, qu'une branche de son lignage contrôlera pendant près d'un siècle. Mais cette équipée a pour effet de l'écarter de ses domaines occitans, laissant donc le champ libre à son voisin ennemi, le duc d'Aquitaine, Guilhem IX. Ce dernier n'est pas seulement le grand troubadour que l'on connaît, c'est aussi un politique ambitieux, qui au nom de sa parenté, par mariage, avec la dynastie toulousaine (il a épousé Philippa, nièce de Raimond), considère qu'en l'absence du comte, il est le mieux à même de lui succéder. Il occupe donc Toulouse à deux reprises en 1098 et 1114, sans toutefois pouvoir s'imposer aux sujets de Raimond et de son fils Anfos.
Mais les prétentions de Guilhem vont être reprises par ses successeurs tout au long du siècle. Car l'enjeu est de taille : mettre la main sur le domaine toulousain, c'est s'assurer l'accès à la Méditerranée. C'est de ce projet qu'hérite sa petite fille et seule héritière, Aliénor. Et il se retrouve donc dans la corbeille de ses deux mariages successifs.
Elle ne se marie pas avec n'importe qui : le premier heureux élu est le roi de France Louis VII, dit le Jeune (1137). Pour la première fois depuis le milieu du Xe siècle un roi des Francs se retrouve donc impliqué dans les affaires occitanes, même s'il n'apparaît dans les actes concernant les domaines de son épouse qu'en tant que « duc des Aquitains », prince consort en quelque sorte, pas « roi des Francs » : mais Aliénor ne lui donne que des filles, compromettant donc sa succession. L'Église l'aide opportunément à régler le problème en cassant son mariage.
Redevenue libre, Aliénor épouse en 1152 un autre grand seigneur, l'Angevin Henri Plantagenêt. Qui, étant apparenté à la dynastie régnante en Angleterre, se retrouve en 1154 héritier du trône de Guillaume le Conquérant. Du coup le roi de France se retrouve confronté sur tout l'ouest de son royaume, de la Normandie aux Pyrénées en passant par l'Anjou et le Poitou, à un vassal qui est lui aussi roi par ailleurs : situation délicate dans le cadre du système féodal, et dont on sait qu'elle ne sera dénouée qu'au XVe siècle.
Tout naturellement, Louis VII comme Henri II ont repris à leur compte les prétentions aquitaines sur Toulouse héritées de la grand-mère Philippa. Louis se montre donc aux portes de Toulouse en 1141, pour rappeler au comte la fidélité qu'il doit à son roi. Puis c'est à Henri de se montrer à son tour devant Toulouse, en 1159. Mais c'est pour trouver face à lui une alliance entre le comte Raimond V et Louis VII, sanctionnée par un beau mariage avec la sœur du roi, Constance : la dynastie raimondine entre du même coup dans le cercle fermé des très grands lignages européens : Raimond VI sera logiquement le cousin germain de Philippe Auguste.
L'épisode se renouvelle en 1188, quand le fils d'Henri II, Richard, attaque le comte de Toulouse et lui arrache le Quercy. Mais à ce stade, ce n'est plus vraiment de l'ouest que vient le danger : occupé à gérer ses immenses domaines de part et d'autre de la Manche, confronté au surplus aux menées et aux complots de ses propres fils, Henri II, n'est plus en mesure d'accorder la même importance au front toulousain, et Richard pas davantage. En 1196, il conclut un traité avec Raimond VI, lui restitue le Quercy, et lui accorde en sus la main de sa sœur. Du coup, le jeune Raimond né de ce mariage se trouvera, au siècle suivant, cousin germain et du roi d'Angleterre et de Blanche de Castille - on verra que cela ne le protégera pas vraiment...
Mais le péril aquitain n'est pas le seul problème du comte de Toulouse. Sur son front sud il a depuis le début du siècle un autre ennemi, le comte de Barcelone. Encore une affaire de famille, en apparence : les comtes de Barcelone et de Toulouse, d'ailleurs apparentés (Raimond IV était le demi-frère des deux titulaires successifs du titre comtal en Catalogne à la fin du XIe), se retrouvent en concurrence pour la maîtrise de la Provence lorsque Raimon-Berenguer III épouse (1112) l'héritière du comté de Provence qui lui apporte aussi le Gévaudan et Millau. Les domaines toulousains se retrouvent du même coup pris en tenaille. S'ensuit une guerre, tantôt froide, tantôt chaude, qui occupe tout le XIIe siècle, menée autant par des moyens militaires que par une propagande assurée par les Troubadours au service des uns et des autres, produisant pour leur patron des sirventés vigoureux - entre deux chansons courtoises...
Certains, comme Bertrand de Born en Périgord, ne se contentent d'ailleurs pas de poésie, mais participent directement, armes à la main, au conflit.
Mais aucun des protagonistes n'a les moyens de l'emporter définitivement. On a vu que le Plantagenêt a ses propres problèmes. Les comtes de Barcelone, devenus rois d'Aragon, doivent aussi se soucier de leur front sud face aux Musulmans et aux autres rois ibériques, et ne peuvent donc se consacrer entièrement au problème occitan. Les comtes de Toulouse, eux, doivent compter avec la fidélité plus que relative de leurs « fidels », en premier lieu le clan Trencavel, qui contrôle les vicomtés d'Albi, Carcassonne, Béziers et Nîmes, mais aussi les vicomtes de Narbonne, les seigneurs de Montpellier... Le fait que sur le front provençal, ils puissent s'appuyer contre le Barcelonais sur des potentats locaux, comme la famille des Baux ne constitue qu'une maigre consolation.
Et en plus, de nouveaux acteurs entrent en scène : les bourgeois de Montpellier en révolte contre leur seigneur en 1141 font appel au comte de Toulouse. Mais ceux de Toulouse s'enhardissent progressivement au point d'arracher en 1189 à leur comte une autonomie de fait de leur ville, administrée dès lors par des consuls. Un peu partout, d'autres villes profitent du conflit entre les grands pour conquérir, ou acheter des privilèges et des pouvoirs de plus en plus étendus.
Autour de 1200, vient le temps de la paix : Raimond VI a conclu un traité avec Richard, il en conclut un autre avec Pierre II, le roi d'Aragon. Mais des décennies de conflit l'ont affaibli, et ont retardé la reconstitution de son pouvoir sur ses propres vassaux. Ce qu'il va payer très cher quelques années plus tard, quand commence la Croisade.