La question religieuse
Croisade ? Le mot désigne en principe une expédition menée par des chevaliers chrétiens contre les Musulmans, notamment en Terre Sainte, mais aussi en Espagne. La Croisade dite des Albigeois, elle, vise des terres chrétiennes. Pour comprendre comment on en arrive à traiter les domaines des comtes de Toulouse comme s'ils étaient un repaire d'Infidèles, il faut comprendre la situation religieuse dans le Sud, et ses contradictions.
Tout commence avec la réforme de l'Église au XIe siècle, dite réforme grégorienne. Elle a trois dimensions principales :
Il s'agit pour l'Église de retrouver son autonomie face à la société laïque, en mettant fin aux pratiques antérieures qui font des grands pouvoirs temporels les maîtres des nominations des évêques comme du Pape : l'Empereur germanique contrôle l'élection de ce dernier, et les grands dans chaque diocèse influent sur la nomination de l'évêque, au profit, on l'a dit, de leur propre lignage. Désormais le pape sera élu librement par les cardinaux, et les évêques par les chanoines de la cathédrale. Parallèlement, l'Église entreprend de défendre son patrimoine contre les empiétements des laïcs, et de le développer.
Elle doit aussi améliorer son niveau moral et intellectuel, pour mieux porter le message du Christ. La réforme est animée entre autres par des ordres monastiques nouveaux et militants, les clunisiens dès le Xe siècle, les cisterciens au XIIe. Leur projet : se libérer du monde séculier, et retrouver l'austérité et le dépouillement des premiers temps chrétiens. La réforme se définit aussi comme le retour aux principes du christianisme, à travers une meilleure maîtrise de ses dogmes.
Tout cela devant lui permettre de modifier les comportements de la société laïque, en lui imposant le magistère moral de l'Église. D'où la sacralisation du mariage, défini comme indissoluble, ou l'imposition à une aristocratie turbulente de la nécessité de limiter son recours à la guerre, à travers la mise en place dès la fin du XIe à partir des confins entre pays d'oc et Catalogne d'institutions de Paix (il y a des jours durant lesquels il est interdit de se battre), ou encore l'introduction d'une dimension religieuse dans la culture du groupe des chevaliers. Vis-à-vis du peuple, la construction d'églises nouvelles soigneusement ornementées doit permettre un renforcement du prestige de la religion en même temps qu'une diffusion par l'image de sa doctrine.
La logique même de la réforme amène progressivement ses acteurs à en tirer toutes les conséquences : c'est à l'Église, dépositaire du message du Christ et donc de l'accès au Salut, qu'il revient d'être la force dominante dans la société : l'hégémonie spirituelle sur l'ensemble du monde laïc implique donc à terme la sujétion des grands pouvoirs à l'Église, bref, la théocratie, qui fait du pape le supérieur de tous, rois et empereurs compris.
Bien entendu, la réalisation de ces divers projets ne va pas sans mal. Une partie de l'appareil ecclésiastique regimbe : c'est seulement au XIIe siècle que réussit l'imposition du célibat des prêtres. Les pouvoirs laïcs renoncent de très mauvaise grâce à leur pouvoir sur les nominations du pape comme des évêques. Sur le terrain, la lutte des clercs contre les usurpations de terres commises par les seigneurs locaux est aussi d'une grande âpreté. Bref les résistances, internes et externes, sont grandes, tout particulièrement en pays d'oc, où se développe un anticléricalisme qui peut prendre diverses formes : une partie de l'idéologie développée par la lyrique des Troubadours constitue ainsi, de fait, la mise en place d'une éthique laïque qui doit peu à l'Église, et la promotion de l'occitan comme langue écrite face au latin des clercs va sans doute en partie dans le même sens. Comme le succès de l'hérésie...
Hérésie ? Face à ces résistances, un certain nombre de partisans de la réforme perdent patience, et confiance dans la capacité même de l'Église à aller jusqu'au bout de son effort. Ces déçus de la réforme vont donc commencer à critiquer leur hiérarchie, et finir par mettre en question la façon même dont l'Église interprète le message du Christ : arrivé à ce point le glissement vers l'hérésie est possible. On en entrevoit les débuts dès le XIe siècle, mais c'est au XIIe que les comportements hétérodoxes vont s'amplifier. Un peu partout en Europe, mais de façon particulièrement nette en pays d'oc. C'est là qu'on voit fleurir le valdéisme et le catharisme. Le valdéisme, né à Lyon, hors des pays d'oc, mais qui se diffuse très vite dans tout le Sud-est et au-delà revendique le retour à la pauvreté évangélique, et le contact direct du fidèle avec la parole de Dieu, à travers une littérature religieuse rompant avec le latin pour utiliser la langue vulgaire, celle de tous. Persécuté, le valdéisme n'en survit pas moins jusqu'à la réforme protestante à laquelle il se ralliera au XVIe siècle. |
Le catharisme, dont on trouve des représentants un peu partout en Europe, de la Bosnie à la Rhénanie en passant par l'Italie et le centre des pays d'oc, repose sur une doctrine dualiste bien plus complexe, opposant un monde de l'Esprit, qui est le Bien, et un monde de la matière, domaine du mal. On ne tranchera pas ici la question de savoir s'il s'agit d'une doctrine venue de l'est européen (les Bogomiles de Bulgarie), d'une élaboration propre aux milieux cléricaux d'Occident à partir du retournement des attaques anti-manichéennes de Saint Augustin, ce grand classique de la pensée chrétienne antique, ou des deux. On retiendra par contre l'élitisme de cette religion, distinguant une avant-garde de Bons Hommes au mode de vie très strict et un cercle élargi de Croyants, soumis à des exigences moindres.
Ces hérésies, présentes un peu partout, n'ont pas partout le même impact. En France, en Angleterre, en Rhénani, elles sont rapidement et sommairement éradiquées. En Italie, et en pays d'oc, elles bénéficient de suffisamment de soutiens en société pour que leur persécution devienne difficile.
Pourquoi ces soutiens ? Elles peuvent séduire des âmes inquiètes pour leur propre salut, et que les réponses de l'Église officielle ne satisfont plus. Elles peuvent aussi être instrumentalisées par des forces sociales dans leurs conflits tout terrestres avec l'Église : une partie de l'aristocratie occitane, et de la bourgeoisie naissante peuvent ainsi être séduites par le catharisme. Du coup, les pouvoirs locaux ne se risquent pas à heurter de front ces soutiens. Sauf exception : en 1177, le comte de Toulouse fait appel à l'Église contre le catharisme. Mais c'est pour mieux frapper ses ennemis du moment, certains éléments de la bourgeoisie toulousaine, et l'encombrant vicomte Trencavel. Ce but une fois atteint, il se désintéresse de la question.
À la longue, l'Église comprend que les princes occitans ne l'aideront pas à éliminer la menace hérétique. Le pape Innocent III décide donc aux débuts du XIIe siècle de prendre lui-même les choses en mains : puisque le comte de Toulouse ne veut pas sévir, c'est l'Église qui fera son travail, avec l'aide de croisés venus de régions fidèles à la vraie foi. Et c'est l'Église qui décidera elle-même à qui elle confiera, après la victoire, les terres de ce comte qui n'a pas su lutter contre le Mal. Le mécanisme qui mène à la Croisade est en place. Elle peut commencer.