L'occitan, une histoire

Une société nouvelle

Aux alentours de l'An Mil, une documentation de plus en plus fournie permet de voir plus en profondeur comment fonctionne la société née sur les débris de ce qui reste de l'héritage romain et de la refondation carolingienne. On l'a dit, les cadres anciens sont dépassés, et les pouvoirs centraux tout autant sinon plus. Mais cela ne veut pas dire qu'un ordre social ne se reconstitue pas.

À son sommet, deux groupes dominants, l'aristocratie et l'Église.

La classe noble, les rics omes en occitan, regroupe plusieurs strates qui s'interpénètrent plus ou moins au gré des alliances matrimoniales. Il subsiste encore sans doute quelques familles héritières des temps antiques et wisigothiques, se transmettant malgré les crises successives ce qui reste de leur patrimoine ancestral, et peut-être une vague mémoire généalogique.

Il y a aussi les descendants de ces compagnons francs des Mérovingiens puis des Carolingiens parmi lesquels se recrutaient les comtes, vicomtes, ducs et autres vassi. Ceux-là, au contraire des premiers, ne tirent pas l'essentiel de leur légitimité de leur statut de grand propriétaire, même s'ils acquièrent ce statut dès le IXe siècle, mais du pouvoir qui leur a été délégué par l'empereur, pouvoir qui implique l'usufruit, puis la propriété d'un Honor, d'une terre attachée à la fonction qu'ils occupent. Au départ, le système impliquait aussi la reconnaissance formelle d'un lien de dépendance qui s'est distendu, on l'a vu au fil des IXe et Xe siècles, mais dont la mémoire ne se perd jamais tout à fait : les formules introductives des chartes mentionnent toujours, sauf exception, le nom du roi de la Francia Occidentalis ou de l'empereur germanique alors en fonction.

Ceci étant, ce souvenir, entretenu par les scribes, des clercs nostalgiques de l'ordre romain qui dès le IVe siècle associait pouvoir temporel et pouvoir spirituel, ne gêne pas outre mesure les grands : les comtes de Toulouse, pour ne citer qu'eux, ne vont pas tarder à se dire comtes par la grâce de Dieu, et de lui seul...

Ces propriétaires, ou ces gens qui ne l'étaient pas mais considèrent qu'ils le sont devenus constituent le groupe de ceux qu'on appelle les alleutiers - alodiers en occitan - les alleux étant des terres libres tenues de nul autre que de l'ancêtre qui les a transmises.

Il n'en va pas de même avec la strate la plus récente, celle de ces milites et caslans déjà entrevus, recrutée peut-être en partie parmi les fils cadets des grands lignages, mais qui doivent leur statut à leurs qualités guerrières et à la confiance de leurs supérieurs qui leur confient la garde d'un château et de son mandament, le territoire qu'il « protège ».

Château de Najac, Aveyron, XIIe - XIIIe sieclèsInformationsInformations[1]

Air connu : au départ il s'agit d'une délégation de pouvoir temporaire et révocable, mais peu à peu ce temporaire devient définitif, et au XIe siècle ces caslans transmettent à leurs héritiers leur château, et les pouvoirs qui vont avec : pouvoir économique, les redevances dues par les paysans qui travaillent la terre de leur mandament, pouvoir fiscal, pouvoir judiciaire.

Ce n'est pas l'anarchie, pourtant. Ces petits nobles demeurent, eux, liés à leur supérieur par des engagements et des rituels. Notamment ces serments qu'on voit fleurir dès le XIe, par lesquels le « fidel » (le mot « vassal » est rare), jure de ne pas attaquer son senhor mais de le soutenir le cas échéant s'il est attaqué par d'autres. Progressivement ces serments se font de plus en plus précis et contraignants, et instituent un véritable lien féodal tel qu'on le connaît en Occident à la même époque, contrairement à ce que l'on a longtemps cru. Ce même si des traits plus spécifiquement féodaux - l'hommage dû au seigneur, l'adoubement du chevalier - ne s'introduisent que tardivement, et même si le vocabulaire reste (trompeusement) vague : le mot même de fief - feu en occitan - désigne tout autant la terre concédée au « fidel » que la terre, la tenure du paysan, le feusal.

Second grand pouvoir, l'Église, elle-même diversifiée, et hiérarchisée. Il y a les évêques, ces rejetons de la haute aristocratie que leur père installe bon gré mal gré sur un siège épiscopal bien situé. C'est seulement à la fin du XIe que la réforme grégorienne, dont on reparlera, commence à mettre un peu d'ordre dans le système, en le libérant de l'emprise des grands.

À côté des évêques, les moines, et leurs monastères qui se retrouvent à la tête de domaines considérables, dispersés parfois sur de très grandes distances, menacés de temps à autre par l'usurpation de tel ou tel laïc, mais nourris tout autant par les donations pieuses de ces mêmes laïcs. Saint-Victor de Marseille a des terres dans tout le Sud-est, et Saint-Chaffre du Monastier, en Velay, en a jusque dans le versant oriental des Alpes. Ces monastères sont de vraies puissances. Il n'en va pas de même du bas clergé, celui qui est au contact des fidèles, et se trouve bien incapable de lui enseigner les rudiments de la foi. Il lui faudra par ailleurs attendre le XIIe siècle pour se résigner vraiment au célibat...

Abbatiale Saint-ChaffreInformationsInformations[2]

Et en dessous ? Ceux dont on vient de parler sont ceux qui apparaissent le plus clairement dans la documentation, mais ils pèsent moins de 2% sans doute de la population totale. Le reste ? Ce sont pour l'essentiel ces paysans qui travaillent pour les premiers : c'est d'ailleurs dans les sources produites par leurs seigneurs qu'apparaissent fugitivement leurs noms, à côté des redevances qu'ils doivent, et on n'en saura pas beaucoup plus à leur sujet... Ils bénéficient cependant d'une conjoncture favorable (climat plus clément, fin des grands mouvements de peuples du premier millénaire) qui soutient une expansion démographique et économique spectaculaire. Certains peuvent être encore propriétaires de leur lopin, mais la grande majorité est faite de ces feusals « protégés » par leur senhor. Tout au plus certains peuvent se dégager du commun en devenant les agents de ce senhor, les sirvents.

Les bastides en 1271InformationsInformations[3]

D'autres bénéficient aussi du changement de conjoncture : le commerce redémarre progressivement, attirant une population nouvelle dans des villes, héritées de l'Antiquité, ou, parfois, nées de rien ou presque, comme Montpellier à la fin du Xe, ou ces bastidas et salvetats fondées par de grands pouvoirs laïcs ou d'Église.

Ces villes sont dans la dépendance d'un grand - comte ou vicomte - parfois en concurrence avec l'évêque : la cité de ce dernier côtoyant le bourg du comte. Dans ces villes vivent des paysans, mais aussi des nobles, tirant leur revenu de la surveillance des péages aux portes de la ville. Apparaissent aussi, progressivement, de nouveaux acteurs: ces « bourgeois » - commerçants ou artisans, ni nobles, ni paysans, un groupe appelé à se développer par la suite, et à acquérir progressivement des ambitions politiques nouvelles.

Sans oublier les Juifs, installés de longue date, et dont les communautés connaissent alors une vie intellectuelle brillante, dans une société à laquelle ils sont intégrés - jusqu'à un certain point du moins.

  1. source : wikimedia Licence de documentation libre GNU

  2. source : wikimedia Licence de documentation libre GNU

  3. source : wikimedia Licence : Domaine Public

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