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La philologie à Alexandrie

Icône de l'outil pédagogique La philologie à Alexandrie

C'est à la bibliothèque d'Alexandrie elle-même que sont nées, avec le travail de Callimaque, la bibliothéconomie et surtout la philologie, puisqu'il a fallu établir le meilleur texte possible - problème particulièrement aigu pour les œuvres d'Homère, dont le texte différait quelque peu selon les cités ou les éditeurs.

C'est là que naissent toutes les grandes sciences critiques, le « Classical Scholarship » étudié par R. Pfeiffer : lexicographie, parémiographie (ou étude des proverbes), biographie historique ou littéraire, grammaire - que Denys le Thrace, disciple d'Aristarque, définissait comme une sorte d'ancilla rhetoricae vel poeticae, de « servante de la rhétorique ou de la poétique » - paradoxographie, qui semble prolonger l'esprit d'encyclopédisme aristotélicien, et surtout philologie, qui s'attache à l'édition et au commentaire des textes. En liaison avec ce double travail, évoquons l'œuvre des grands savants que furent Zénodote (le premier bibliothécaire, gardien des livres de 282 à 260), Aristophane de Byzance (bibliothécaire de 195 à 180) et Aristarque de Samothrace (160-131), auxquels il faut adjoindre Didyme, qui fit le point sur les recherches au Ier siècle avant J.-C. Regardons enfin un manuscrit d'Homère, qui porte la trace de ce travail et servira à rappeler les caractéristiques de l'écriture minuscule.

 

Les principes de l'établissement des textes

Les problèmes d'établissement des textes sont en effet pour partie liés à des problèmes d'écriture. Il faut se souvenir que l'alphabet ionien, distinguant ε/η, ο/ω n'avait été adopté par Athènes que sous l'archontat d'Euclide (403/402 avant J.-C.) et que c'est encore un quart de siècle plus tard que sont apparues les fausses diphtongues, ou notant o long fermé, et ei notant e long fermé. Il a donc fallu normaliser les textes dans l'alphabet ionien, et l'on retrouve des traces de cette normalisation dans des passages où elle n'a pas été faite correctement - et où la connaissance de ce fait permet à l'éditeur de rétablir en toute certitude le texte exact.

Il faut aussi confronter des variantes et choisir le texte qui semblait le meilleur, ce qui rend nécessaire un commentaire, lequel est réflexion sur le sens et les intentions de l'auteur : nous conservons des vestiges de ces efforts dans les scholies médiévales, qui ont intégré des éléments anciens, souvent en indiquant à quel savant alexandrin on les devait. L'exemple d'Homère va permettre de voir d'un peu plus près ce travail.

 

► Zénodote

Premier bibliothécaire du Musée, il est aussi le premier à s'intéresser au pilier de l'hellénisme qu'est Homère et à tenter d'en constituer un texte sûr. Il faut savoir en effet qu'il y avait une multitude d' « éditions » - ce que nous appellerions aujourd'hui des recensions, propres à telle cité ou à telle personne, avec des variantes « patriotiques » ou érudites.

Outre les scholies, qui parlent de versions d'Homère propres à Argos, Chios, Crète, Chypre, Éolie, Marseille ou Sinope, on peut citer deux exemples frappants :

  • l'introduction des Athéniens dans le catalogue des vaisseaux (B 546 sqq) et d'Aithra, la mère de Thésée, dans la suite d'Hélène (G 144) sont la marque d'une recension athénienne ;
  • Plutarque, dans la Vie d'Alexandre (8, 2), rapporte que le conquérant emporta avec lui « la recension qu'Aristote en avait faite et que l'on appelle "l'édition de la cassette" ».

La bibliothèque fit l'acquisition d'un nombre élevé de copies, qui a permis le même travail qui reste aujourd'hui à la base de toute édition : la collation des divergences et le choix d'un texte de base. Il semble que le texte qui a été jugé digne de confiance soit la recension athénienne (les passages cités en exemples comme « athéniens » figurent dans notre texte, alors que, à l'inverse, les scholies ne citent jamais de variantes athéniennes).

Si Zénodote édite fidèlement le texte et, heureusement pour nous, ne supprime rien, il inaugure un certain nombre de signes critiques pour indiquer ce qu'il pense du texte. Ainsi il marque d'un obel [= un tiret], ou « obélise » les passages dont l'authenticité lui paraît douteuse ; pour avoir l'explication correspondant à ce signe, il faut se reporter à un commentaire (hypomnèma), écrit sur des rouleaux séparés, où l'éditeur mentionne les désaccords, les difficultés, et s'efforce de les résoudre. Il procède à des comparaisons et établit ce qui restera un principe fondateur de l'explication alexandrine -reprise aussi par Philon, juif d'Alexandrie, pour expliquer la Bible : il faut expliquer un auteur par lui-même et c'est de son corpus qu'on tire les meilleures leçons, ce qui ne doit pas être interprété néanmoins dans un sens trop étroit et amener à rejeter tout hapax (expression unique).

 

► Aristarque

Après Zénodote, Aristarque dispose non seulement des travaux de ses devanciers alexandrins, mais aussi de ceux de Pergame et d'ailleurs. D'après nos sources, il donna deux « éditions (ekdoseis) » d'Homère, sans doute fondées sur le même texte de base que celui de Zénodote, où il donne son avis sur ses prédécesseurs et met au point un système de signes critiques complet :

  • - l'obel, tiret mis dans la marge à gauche du vers pour signaler un vers interpolé ;
  • > la diplè appelle l'attention sur un point, de langue ou de fond ;
  • >: la diplè pointée signale un désaccord textuel entre les éditeurs ;
  • * l'astérisque indique que le vers se retrouve à tort ailleurs (avec obel = interpolation d'un vers venu d'un autre passage) ;
  • l'antisigma signale que l'ordre des vers n'a pas été respecté.

Il s'agit, on le voit, d'un système complexe, qui s'adresse à un public limité et averti, pour une édition qui, à l'instar de celle de Zénodote, se compose d'un exemplaire marqué et de rouleaux de commentaires, à consulter ensemble en principe. Les deux éléments en font un travail très savant, dont l'influence sur les textes « courants » - qu'on trouve dans les papyrus - paraît limitée.

Comme Zénodote, Aristarque se montre prudent et ne supprime rien dans le texte : ainsi, s'il s'accorde avec Aristophane de Byzance pour fixer la fin de l'Odyssée au vers 296 du chant XXIII, il conserve le texte de la suite. Ses principes de commentaire semblent aussi inspirés d'Aristophane : il insiste sur les notions de cohérence et de fonctionnalité - un élément doit convenir au caractère ou aux circonstances ; toute répétition n'est pas forcément oiseuse ; stylistiquement, il est attentif aux épithètes formulaires, aux images, aux hapax, aux réticences, aux préparations, aux surprises, etc.

Chacune de ces éditions est donc formée par un exemplaire qui a été travaillé par un spécialiste, et qu'on peut après cela consulter ou recopier.

 

► Aristophane de Byzance

Le même conservatisme dans l'établissement des textes est attesté pour les lyriques édités par Aristophane de Byzance, qui établit la colométrie des vers lyriques, c'est-à-dire qui adopte une disposition du texte différente de celle de la prose, en insérant des signes pour la fin des strophes ou des ensembles. Voici deux exemples de son travail sur Pindare :

  • dans la Deuxième Olympique, il a décelé une interpolation : il la signale, mais la laisse dans le texte ; et on la trouve dans un papyrus de la seconde moitié du Ve siècle comme dans les premiers manuscrits byzantins - avant qu'elle ne soit supprimée par Démétrios Triclinios.
  • De même, pour la Cinquième Olympique, dont l'authenticité était et demeure contestée [le dernier commentateur moderne W. Mader croit à son authenticité], une scholie nous apprend qu'elle n'était pas « l'édition de base », (selon la traduction de J. Irigoin), c'est-à-dire celle de Zénodote, et qu'elle a été introduite par Aristophane de Byzance, puis commentée par Aristarque ; Didyme, au Ier siècle, soutient en revanche son authenticité.

Cette introduction de la colométrie et des problèmes de la présentation des textes est l'occasion de signaler la difficulté particulière que posent pièces de théâtre et dialogues (platoniciens en particulier, puisque nous devons aux Alexandrins d'avoir l'œuvre intégrale du philosophe athénien). Les notations de changement de personnages sont des plus sommaires, réduites à une paragraphos (un trait dans la marge de la première ligne de la ligne) qui peut être oubliée ou mal placée.

 

Héritage de la philologie alexandrine

Cet intense travail philologique nous est très partiellement conservé dans les scholies marginales des manuscrits médiévaux ; à quoi s'ajoutent, pour les auteurs dramatiques, les « arguments » (hypotheseis), qui, lorsqu'ils sont complets, comportent à la fois le sujet de la pièce et des renseignements sur sa date et son succès au concours : ils sont généralement attribués à Aristophane de Byzance et, contrairement au commentaire distinct d'Homère, devaient figurer en tête du rouleau contenant l'œuvre dramatique.

La philologie alexandrine, tout entière occupée à attribuer, contrôler, transcrire et commenter les textes, transforme en livres une littérature ancienne qui, à sa naissance, n'était pas destinée à être ainsi fixée. En somme, la philologie alexandrine impose l'idée qu'il n'y a d'œuvre qu'écrite et qu'on peut se l'approprier grâce au livre qui la conserve.

Depuis Alexandrie, le travail des philologues a consisté, pour une large part, à mettre à la disposition des lecteurs des textes inconnus ou inaccessibles, et à améliorer ceux qui étaient déjà disponibles. La plupart des découvertes et des progrès significatifs ont été dus à la mise au jour de nouveaux témoins qui (jusqu'à l'essor de la papyrologie à la fin du XIXe siècle) ont été essentiellement des manuscrits conservés dans des bibliothèques.

À Pergame, les principes d'édition des textes étaient différents de ceux d'Alexandrie : les savants de Pergame avaient tendance à moins normaliser le texte - ou, pour le dire en termes techniques, à privilégier l'anomalie sur l'analogie.

Enfin, autre point intéressant, c'est surtout sous cette influence que se développe une littérature secondaire portant sur l'usage des bibliothèques. Le premier auteur connu sur le sujet est le grammairien Artémon de Cassandria (ca 100 avant J.-C, cité par Athénée XII, 515e) ; le genre perdure tout au long de l'Antiquité : ainsi Télèphe de Pergame, maître de Marc-Aurèle, rédigea un ouvrage sur les livres qui méritent d'être acquis ; le genre s'était aussi répandu à Rome, et, du côté latin, Varron a composé un Sur les bibliothèques, en trois livres, dont s'est servi plus tard Suétone.


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