Copie et philologie au Moyen Âge et à la Renaissance
À l’époque carolingienne, la copie fait rage d’un bout à l’autre de l’Empire. Le modèle suivi par nombre de traditions carolingiennes, avec leurs deux axes de transmission orientés l’un vers l’ouest, à travers les Pays-Bas et le Nord de la France, l’autre vers le sud, en remontant le Rhin jusqu’aux rives du lac de Constance, suggère comme point de départ le creuset que fut Aix-la-Chapelle. L’école d’Aix-la Chapelle et la bibliothèque savante fondée par Charlemagne sont les lieux où s’élaborent de véritables textes-modèles qui ont rayonné ensuite dans toute l’Europe : dans nombre de manuscrits carolingiens, on fait référence au liber authenticus, à l’archétype qui était conservé, selon toute vraisemblance, dans la bibliothèque impériale. C’était sur ce modèle que les autres livres devaient être corrigés et la mention ex authentico exemplari, « d’après le modèle authentique », figurait sur les manuscrits dérivant de ces modèles.
Les marques du copiste
Les souscriptions et les colophons renseignent parfois sur les pratiques d’écriture. Le plus souvent, la souscription est une mention autographe par laquelle une personne revendique sa responsabilité dans l’accomplissement d’un travail, spécialement le travail de copie : le copiste peut alors se désigner nommément. À cette catégorie de mentions – au début ou à la fin de son travail – se rattachent les invocations adressées par le copiste à Dieu ou aux saints, par exemple « Seigneur, viens au secours du misérable scribe Léon ! ». Dans les colophons qui clôturent la copie, sont généralement précisés le nom du copiste, la date et le lieu de transcription. Mais l’évolution des formules finales révèle celle des pratiques de copie et certaines de ces formules témoignent d’authentiques pratiques savantes : c’est le cas du verbe conferre, « collationner », dont l’emploi se généralise dans les formules finales des manuscrits qui transmettent les œuvres chrétiennes, bibliques ou patristiques. L’usage de ce mot dans les souscriptions de manuscrits est répandu dès le VIIe siècle. Il aurait été utilisé dans les copies de textes littéraires et religieux pour leur garantir les mêmes critères d’authenticité qu’aux textes juridiques : le terme révèle donc lui aussi la recherche du texte premier .
Principaux centres culturels de l'Europe médiévale
On peut se faire une idée de l’ampleur de ces travaux de copie d’après les témoins latins sortis du monastère de Corbie au tout début de la seconde moitié du IXe siècle. En outre, les catalogues des bibliothèques carolingiennes qui nous sont parvenus et divers autres documents nous prouvent que des collections comparables existaient ou se créaient dans d’autres communautés religieuses comme Tours, Fleury, Ferrières, Auxerre, Lorsch, Reichenau et Saint-Gall.
Le modèle de la philologie alexandrine va traverser l’espace et le temps : dans la bibliothèque impériale de Constantinople, les collections de livres sont à la disposition d’un cercle érudit intérieur à l’institution même ou, encore, d’un cercle extérieur, mais assez restreint. Autour de la bibliothèque gravite une importante activité critico-exégétique qui s’exerce à travers des éditions nouvelles de textes, dans des opérations qui en garantissent la qualité (collation avec l’antigraphe , emendatio), et aussi dans la rédaction d’œuvres exégétiques, de commentaires ou d’autres écrits de genres littéraires variés, surtout par les Pères et les grands personnages qui animent la communauté et sa bibliothèque. Pour écrire ou restaurer matériellement les livres, il y a des scribes de profession (parfois aussi des collaborateurs et des élèves) relevant de l’institution ; les livres sont placés et rangés dans des armaria destinés à cette fin ; les catalogues ne sont pas seulement conçus comme des inventaires, mais comme des pinakes de caractère biographique ou bibliographique, et par là ils appartiennent plus à la littérature qu’au catalogage. Enfin, la sauvegarde et l’accroissement des collections de livres ne sont pas déterminés par une idée ou une intention d’accumulation patrimoniale, mais le seul objectif est de réunir, conserver et transmettre le savoir, et donc les textes qui en sont les dépositaires.
Les efforts de révision et de remise en forme des textes se réalisent aussi à une époque où la langue des lecteurs s’est notablement différenciée de celle des textes diffusés. On invente alors des procédures (nouvelle écriture, esprits, accents, coupures plus nettes des mots, voire des phrases) facilitant la lecture de ceux-ci. Ce qu’on observe à Alexandrie pour les classiques grecs se retrouvera lors de la Renaissance carolingienne, puis de la (grande) Renaissance.
La révolution humaniste
De fait, les imprimeurs humanistes ont pratiqué une politique éditoriale qui visait à diffuser les textes anciens d’une manière plus accessible, en même temps que les écrits des lettrés contemporains. Ils ont veillé à en améliorer la correction, mais aussi à rendre les grands auteurs matériellement plus lisibles et ont cherché des typographies adaptées à l’esprit des œuvres.
En 1453, Constantinople est conquise par les Turcs ottomans, et de nombreux érudits grecs qui avaient établi des écoles sur les rivages du Bosphore partent alors pour l’Italie. Venise devient le nouveau centre de la culture classique. Quelque quarante années plus tard, l’humaniste italien Aldo Manuzio, dit Manuce, qui avait enseigné le latin et le grec à des élèves aussi brillants que Pic de la Mirandole, trouvant difficile de professer sans éditions savantes des classiques dans des formats pratiques, décide d’adopter le métier de Gutenberg et fonde sa propre imprimerie pour y fabriquer le genre de livres dont il a très précisément besoin pour ses cours. Manuce choisit d’installer sa presse à Venise afin de profiter de la présence des savants orientaux émigrés, et emploie sans doute comme correcteurs et compositeurs d’autres exilés. En 1494, Manuce lance un ambitieux programme de publications qui doit produire quelques-uns des plus beaux volumes de l’histoire de l’imprimerie – d’abord en grec (Sophocle, Aristote, Platon, Thucydide), puis en latin (Virgile, Horace, Ovide). Manuce est d’avis que ces auteurs illustres doivent être abordés sans intermédiaire, c’est-à-dire dans la langue originale et pratiquement sans annotations ni gloses ; il publie également des grammaires et des dictionnaires. Là où les humanistes du Moyen Âge accumulaient, ceux de la Renaissance discriminent, et Manuce discrimine d’un œil très sûr.