Gestions des plurilinguismes
Cours

Les discours des sujets

Poursuivant notre analyse des discours, nous vous proposons maintenant d'évaluer la façon dont ces nouvelles représentations sur la langue-culture romani pénètrent les discours des sujets. Pour ce faire, notre analyse des représentations s'organise selon un avant et un après politique linguistique propre à mettre en exergue une évolution, une rupture.

Cette analyse s'appuie sur des enquêtes de terrain menées entre 2002 et 2006 sous forme d'observations participantes à la faculté de langue romani de Bucarest, dans deux écoles primaires de Bucarest ainsi que dans les villages et écoles de Măguri (Région du Banat), Filipești de Padure (Région de la Valachie), Zece Prajinii (Région de la Moladavie). Ces enquêtes ont permis de recueillir sous forme d'entretien libre, de récit de vie, d'interactions spontanées des discours sur la langue et les positionnements identitaires (VOLLE 2007).

  • Les discours sur la langue

AVANT que la politique linguistique en faveur du romani commun ne vienne faire des pratiques langagières un en jeu politique et donc un objet de discours, il était très difficile de recueillir des discours sur la langue : en effet, les langues tsiganes n'existent que dans leur pratique et les locuteurs n'ont pas forcément conscientisé de jugement de valeur sur ces pratiques. Dans cette perspective, le fait que les langues tsiganes ne soient parlées que dans la sphère familiale ou au sein du groupe ne suscite pas d'évaluations positives ou négatives, c'est un fait. Les responsables des politiques linguistiques et scolaires rapportent souvent leur difficulté de convaincre les familles d'inscrire leurs enfants dans les classes de romani, car ces dernières considèrent que le romani n'est pas une langue pour l'école. Ils interprètent alors ce refus comme une représentation dévalorisée des langues tsiganes qui ne mériteraient pas d'avoir leur place à l'école. En fait, les familles roms ne voient pas l'intérêt pour leurs enfants d'apprendre le tsigane à l'école, car ils considèrent que la famille est le lieu de cette transmission tandis que l'école est le lieu de savoirs autres comme la lecture et l'écriture. Elles peuvent donc aisément affirmer que le roumain est la langue de l'école et que bien la maîtriser est signe d'intégration pour leurs enfants. Ce sont les nouveaux discours sur la langue qui viennent remettre en cause la transmission uniquement familiale des langues tsiganes et qui induisent des jugements négatifs sur leurs fonctions sociales limitées à celles du groupe.

La langue secrète

Il nous faut noter toutefois qu'une représentation sur les langues tsiganes revient de manière récurrente quel que soit le terrain de l'enquête. Les langues tsiganes remplissent la fonction d'une langue secrète, celle qui permet d'échanger des informations sans être compris des personnes environnantes, en l'occurrence des Roumains. Cette représentation a son versant négatif dans la mesure où en Roumanie il est en général mal vu de parler une langue devant quelqu'un qui ne la connaît pas. Cette représentation d'une langue secrète a donc potentiellement comme conséquence que les Roms ne souhaitent pas que d'autre l'apprennent, elle perdrait alors son pouvoir de langue secrète et deuxièmement certains parents par exemple refusent de parler en tsigane à leurs enfants en public afin de ne pas être soupçonnés de propos inconvenants vis-à-vis de l'entourage.

APRÈS : Les nouveaux discours sur la langue ont donc comme première conséquence de faire des langues tsiganes un objet de discours, d'évaluations, de revendications. Ils amènent ainsi de nouvelles représentations :

Une langue « comme les autres »

Pour surmonter les résistances des élèves et des parents liées à la représentation d'une langue qui ne se transmet que dans le cadre familial, les professeurs et responsables politiques insistent que le fait qu'il s'agit d'une langue « comme les autres » et qu'à ce titre elle a sa place à l'école. Ce discours se retrouve dans le discours des élèves eux-mêmes :

Un élève :

« Îmi place pentru că este şi o limba, este folosindă XXX se poate vorbi şi în zilele de astăzi şi este şi răspindită mai în popurul rom. »

« Elle[la langue romani] me plaît, car c'est aussi une langue, elle est parlée XXX on peut la parler aussi de nos jours et elle est répandue dans tout le peuple rom. »

(École Ruth, Bucarest, novembre 2004)

Une langue pure

Toujours dans l'optique de légitimer son apprentissage, les professeurs présentent le romani standard comme une langue plus pure que les parlers tsiganes, dès lors les emprunts aux autres langues, les parlers mixtes sont évalués de manière négative :

Un professeur :

« Am mers la facultate la ore de limba romani facutativ şi acolo practic am întilnit limba ca se zic aşa limba romani fecioară limba romani curată limba romani autentica limba romani literară o limba gramaticală o limba fără alte influenţe lingvistice o limba pură pusă la punct gramatical fonetic din toate punct de vedere. »

« Je suis allé à la faculté, au cours de romani facultatif et là-bas concrètement j'ai rencontré la langue comment dire la langue vierge, la langue romani propre, la langue romani authentique, la langue romani littéraire, une langue grammaticale, une langue sans autres influences linguistiques, une langue pure, mise au point grammaticalement et phonétiquement. »

(École Ruth, Bucarest, novembre 2004)

La langue : support d'une (re-)conquête identitaire

Si jusqu'à présent les pratiques langagières en tsigane n'étaient pas l'objet de discours, désormais le romani commun peut apparaître dans les discours comme un signe identitaire, le symbole d'une appartenance à un groupe ou d'une reconquête linguistique et culturelle. C'est souvent le cas des étudiants roms de la faculté de langue romani de Bucarest :

Un étudiant :

« E este pacăt să fii rom şi să nu ţi cunoşti limba. Asta e ceva jignitor, aşa cred eu cel puţin. Şi e e un lucru bun cred eu să ştii limba ta limba care originile tale să ştii care sunt şi adică e un lucru bun. »

« C'est dommage si tu es rom et que tu ne connais pas ta langue. C'est quelque chose d'offensant, c'est ce que je crois pour le moins, et c'est c'est une bonne chose je crois que tu connaisses la langue, ta langue, que tu connaisses tes origines, c'est une bonne chose.»

(Faculté de langue romani, Bucarest, décembre 2004)

  • Les discours sur les positionnements identitaires : la question du nom

AVANT : Les façons de se présenter en discours pour un même sujet sont extrêmement variables d'une situation de communication à une autre et parfois même au sein d'une même interaction : le choix du nom, le sens que prend ce nom n'est interprétable que par rapport à la situation de communication, aux stratégies plus ou moins conscientes du sujet pour s'adapter à son interlocuteur, au lieu... Ainsi selon le contexte, un même sujet pourra se reconnaître dans le terme de « tsigane », le réfuter, car jugé péjoratif, lui préférer un nom traditionnel désignant le groupe auquel il appartient ( se dire par exemple « lautar » plutôt que « tsigane ») ou encore préférer se dire roumain, etc.

APRÈS : Pour les sujets qui sont le plus en contact avec les nouveaux discours sur la langue-culture romani, on constate en usage que peu respecte le souhait des leaders roms de ne plus utiliser le terme « tsigane ». De façon plus répandue, il semble s'installer l'habitude d'utiliser le nom « rom » en situation surveillée et le nom « tsigane » dans un contexte familier. « Rom » devient alors la forme politiquement correcte de « tsigane ». Le terme « rom » en situation surveillée permet a priori de contourner les effets de sens négatifs possibles du terme « tsigane » : le terme « rom » permet donc de s'inscrire dans un terme univoque utile dans les situations où on doit « décliner une identité », il n'empêche pas ce même sujet de se définir tsigane, roumain dans d'autres situations.

Toutefois, on constate de manière tout à fait surprenante que les nouveaux discours politiques n'arrivent pas à imposer un effet de sens univoque pour le terme « rom ». En effet, le corpus de Speranța Radulescu * rend compte de musiciens qui réfutent le terme « rom », car ils ne le connaissent que dans les discours médiatiques qui passent leur temps à rapporter des actions négatives commises par des Roms :

Un musicien :

« Romi ? Nu, maică, noi sîntem Ţigani, nu sîntem romi din ăia care fură la televizor ! »

« Roms ? Nous, Mon Dieu, nous sommes tsiganes, nous ne sommes pas roms, comme ceux qui volent à la télévision ! »

Ou encore d'autres réfutent le terme de « rom », car associé à une image traditionnelle des Tsiganes : nomades avec des roulottes, des chapeaux et des tresses :

Un musicien :

« Să vă spun acuma... Ie diferenţă mare între romi si satu' nostru. Aicea se spune că ie un sat de Ţigani, da' sînt toţi agricultori. Da. Romii... să numesc în altă parte, cu d' ăilalţi, care umblă cu... anumite... ăăă »

« Que je vous dise maintenant... Il y a une grande différence entre les Roms et notre village. Ici on dit que c'est un village de Tsiganes, mais ils sont tous agriculteurs. Oui. Les Roms... on les appelle comme ça ailleurs, les autres, ceux qui sont nomades... avec...euh...»

De façon opposée, si le terme rom peut être rejeté, car renvoyant à une image trop traditionnelle des Roms, il peut aussi être compris de façon littérale par des élèves sensibilisés à la redécouverte de la tradition rom et développer chez eux une représentation négative de la mixité. Ici des élèves de l'école I de Bucarest débattent vivement entre eux pour savoir qui parmi eux est un vrai rom, un rom pur :

Elève 1 :

« Nu e romani, nu e. »

« Elle n'est pas rom non, elle n'est pas. »

Elève 2 :

« E din BUNICI ! »

« Elle l'est de ses grands-parents! »

Elève 1 :

« Staţi un pic, tatăl meu este ţigan, da ? Mama mea este ţigancă, înseamnă că suntem romani. Dacă tatăl meu este ţigan şi mama mea este româncă, juma, juma dacă din bunicii cum e ea, nu e ţigancă. »

« Attends un peu, mon père est tsigane, oui ? Ma mère est tsigane, cela signifie que nous sommes roms. Si mon père est tsigane et que ma mère est roumaine, moitié, moitié, mais des grands-parents comme elle est elle, elle n'est pas tsigane. »

Elève 2 :

« BA DA ! »

« MAIS SI ! »

Les nouveaux discours sur la langue et l' « identité rom » pénètrent peu à peu les discours des sujets. Cependant, à ce stade-là, ils ne parviennent pas comme illustré précédemment à imposer un sens univoque au nom « rom », mais celui-ci est incorporé au jeu des stratégies identitaires des sujets qui procèdent de l'hétérogénéité des noms et de leurs effets de sens possibles. De même pour les représentations sur la langue : certes, des représentations de la langue pure, de la langue de l'union commencent à émerger dans les discours, mais elles cohabitent avec les pratiques langagières fondamentalement mixtes. Si les sujets ne cèdent pas à la tentation d'une représentation homogène, mais figée de leurs groupes, il est intéressant de s'interroger avec l'historienne H. Asséo des conséquences politiques et sociales qu'induisent les nouveaux discours instituants.

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