Un modèle de gestion du plurilinguisme hérité du passé
La complexité de la configuration sociolinguistique de cette région a exigé la mise en place de politiques et d'aménagements linguistiques successifs qui mériteraient qu'on s'y attarde. Cependant, afin d'entrer d'emblée dans le vif du sujet, nous nous concentrerons ici essentiellement sur la situation actuelle, après avoir rappelé, très rapidement, l'exemple de la politique linguistique mise en place à l'époque de Tito, après la Seconde Guerre mondiale. L'examen, même rapide, de la gestion du plurilinguisme de cette époque permet de bien comprendre la situation sociolinguistique de la Voïvodine, y compris de nos jours, mais aussi de saisir la relative continuité de cette politique jusqu'à l'époque actuelle, malgré les avatars de l'histoire.
Dans l'ex-Yougoslavie, au niveau de la province, les cinq langues déjà mentionnées (serbo-croate, hongrois, roumain, slovaque et ruthène) étaient officielles. Dans l'administration centrale et régionale à Novi Sad, ces cinq langues étaient égales en droit. Les textes législatifs, les formulaires administratifs et les décisions régionales étaient publiés dans les cinq langues. Cependant, la politique linguistique en vigueur dans l'État multinational yougoslave n'était pas une politique linguistique centralisatrice. Elle avait une dimension communale. Ainsi, ce n'est pas l'administration centrale à Novi Sad, capitale de la région, et encore moins celle de Belgrade, capitale du pays, qui prenait des décisions à propos des langues en usage au niveau des communes, mais les communes elles-mêmes. Donc, en ce qui concerne les administrations locales, chaque commune avait le droit de décider des langues officielles sur son territoire. Ainsi, les panneaux avec les noms de villes et de villages, les noms de rues, tout comme les enseignes des magasins étaient bilingues ou plurilingues, en fonction des langues dominantes et officielles dans la localité en question. Dans le domaine de l'information, toutes les minorités avaient de nombreux journaux et revues, publiés en Voïvodine. La radio de Novi Sad disposait d'une chaîne consacrée aux langues minoritaires de la région, alors qu'à la télévision, les minorités bénéficiaient d'un certain nombre d'émissions, informatives ou autres, en leurs langues. En ce qui concerne l'enseignement, les différentes minorités avaient la possibilité de scolariser leurs enfants dans la langue maternelle dans le primaire et le secondaire à condition qu'il y ait un nombre d'élèves suffisant pour l'ouverture d'une classe. En ce qui concerne l'Université, les chaires de langue et littérature existaient pour toutes les langues minoritaires importantes à l'Université de Novi Sad. Il s'agissait donc d'une politique linguistique qui s'efforçait de respecter les droits linguistiques des minorités.
Après l'éclatement de l'ex-Yougoslavie, ce modèle de politique et d'aménagement linguistique a été ébranlé, même si, on doit l'avouer, le pire a été évité. Et ce n'est pas le moindre paradoxe que de constater qu'il n'y ait pas eu de grands conflits interethniques compte tenu du caractère particulièrement multinational de la Voïvodine, alors que le pays entier se disloquait pratiquement tout le long des « coutures ethniques » dans les années 1990. Naturellement, la situation des minorités nationales a changé, et certaines ont été plus touchées que d'autres. Beaucoup d'ambiguïtés subsistaient dans les textes législatifs. Par exemple, la Loi sur l'emploi officiel de langues et d'alphabets de l'époque « permettait » que les noms des villes soient écrits en langues minoritaires, mais elle interdisait en même temps de changer un nom pour un autre. Concrètement, cela avait pour conséquence légale que les Hongrois ne pouvaient pas utiliser leurs noms traditionnels pour désigner les villes de Novi Sad et de Subotica qui sont Újvidék et Szabadka, mais seulement les écrire à la manière que les autorités considéraient comme hongroise : Novi Szád et Szubotica, ce qui n'était qu'un compromis graphique qui n'avait plus rien à voir avec la toponymie hongroise. Un autre exemple : après l'éclatement de la Yougoslavie, ceux qui étaient considérés autrefois comme des « peuples constitutifs » de la fédération se sont retrouvés du jour au lendemain dans une position de minorité en dehors de leur république propre, mais sans voir pour autant ce statut reconnu. Concrètement, par exemple, les Ruthènes, en tant que groupe qui bénéficiait de statut de minorité, avaient le droit d'employer leur langue dans l'administration ou encore d'être scolarisés en ruthène, alors que les Croates, en tant que « peuple constitutif » de l'ex-Yougoslavie, devaient attendre la reconnaissance préalable de statut de minorité, en dehors de la Croatie devenue indépendante, attente qui s'est avérée plus longue que prévu.
Avec le temps, et grâce à une lutte acharnée des représentants et des militants issus de minorités, ces problèmes ont été corrigés, et la Voïvodine a attendu la chute du régime de Milošević avec son modèle d'aménagement linguistique qui mérite toujours d'être connu des sociolinguistes européens. Ce modèle a été critiqué et il est certainement encore critiquable, mais il a le mérite de montrer qu'une politique linguistique envisagée comme pluraliste – sans être à l'abri des menaces assimilationnistes ni des rapports conflictuels entre les populations et les langues pour autant – est finalement la meilleure garantie de survie du multilinguisme. Elle est le plus à même d'assurer une résistance lorsque les pressions sur la diversité interne de l'État-nation et les principes de préservation des conditions de choix démocratique et de paix sociale se font sentir, comme ce fut le cas dans les années 1990 en ex-Yougoslavie.