La découverte de la différence occitane, et ses contradictions
On l'a dit : l'unification de la France, renforcée par la modernisation de son appareil d'État et de son économie, permet une meilleure connaissance des diverses régions qui la composent, et de leurs habitants. Le réseau des préfets et des sous-préfets, épaulés par leurs fonctionnaires et leur police, l'appareil judiciaire, mais aussi ces voyageurs romantiques attentifs autant aux paysages et aux monuments qu'aux mœurs des habitants des régions qu'ils traversent, le développement d'un système universitaire qui produit des études sur l'histoire, la langue, la littérature du pays : autant d'acteurs à l'œuvre pour fabriquer une description impressionniste du pays. Leur regard peut être bienveillant, là où il leur semble trouver des populations conformes à leur idéal : on est attentif au début du siècle à tout ce qui peut renvoyer aux origines gauloises du peuple français dans les coutumes étranges des populations des campagnes profondes. Si on est conservateur de tempérament, on célébrera la piété et la tranquillité des habitants de tel petit pays resté fidèle aux vieux usages. Mais on peut aussi être nettement moins convaincu des mérites de telle ou telle « tribu ». Le regard porté sur le Méridional témoigne de la complexité du rapport des élites intellectuelles ou politiques à la spécificité des sociétés du sud.
Le cadre d'analyse dont disposent les observateurs au début du siècle est fourni par la théorie des climats qui oppose un Sud du soleil, de la vivacité, de la passion, du sens du beau, mais aussi de l'incapacité à l'effort soutenu, à un Nord auquel son climat plus rude confère davantage de sérieux, de capacité de travail et de réflexion rationnelle - ce qui le prédispose à s'engager sans faiblir dans la voie du progrès.
Du coup, l'homme du sud-est à la fois séduisant et inquiétant. Pour les uns, Stendhal par exemple, sa vivacité - vieux cliché remis au goût du jour - l'apparente à son voisin des péninsules du sud de l'Europe ; cet apparentement constitue un leitmotiv chez beaucoup d'auteurs qui ne l'interprètent pas toujours en termes aussi positifs que Stendhal. D'autres retiennent plutôt la pauvreté ou la saleté de ce pays malgré ses couleurs vives et son pittoresque, et stigmatisent une violence endémique, qui prend trop facilement une couleur politique. « Ce pays est essentiellement ennemi de l'autorité », note un préfet de l'Hérault en 1815. Un de ses successeurs en 1818 précise « la législation du soleil est la première de toutes et le calme du Midi ressemble presque à la colère du Nord ». Quant à Hugo, de passage à Avignon au milieu des années 30, se souvenant des massacres de la Terreur Blanche, il explique carrément que dans ce Sud « il y a des massacres périodiques comme il y a des fièvres. À Paris on querelle, à Avignon on extermine », avant de conclure que « la nature et le climat sont complices de toutes les choses monstrueuses que font ces hommes. Quand le soleil du Midi frappe sur une idée violente contenue dans des têtes faibles, il en fait sortir des crimes ». En 1851 encore, un procureur général affecté à Montpellier se plaint à sa hiérarchie : « vous m'avez envoyé dans un pays qui ne ressemble pas au reste de la France ».
Sous ces opinions, qu'on pourrait multiplier, il y a un fait réel, que l'on a entrevu précédemment : la persistance d'une violence politique toujours prête à exploser pendant toute la première moitié du siècle, combinée à une violence des rapports sociaux en général, et à la récurrence profondément enracinée de certains réflexes anti-étatiques, face à la conscription ou face à l'impôt par exemple, dont la hausse brutale en 1848 provoque les dernières émeutes antifiscales d'une histoire qui les connaît, on l'a vu depuis au moins le XIVe siècle. Faute de trouver les explications, politiques, sociales ou anthropologiques qui rendent compte de ces comportements, les observateurs se contentent de la facilité que représente le recours au stéréotype ethno-climatique, de même que les premiers économistes, on l'a vu, attribuent au tempérament méridional le sous-développement du pays.
L'image du Méridional évolue dans la seconde partie du siècle, au fur et à mesure que l'acculturation diffuse des comportements sociaux plus uniformes sur l'ensemble du territoire national. Ajoutons que pour le regard bourgeois de ce temps, c'est maintenant vers l'est parisien et ses barricades ouvrières qu'il trouve matière à dénoncer la violence politique... Ce qui ne veut pas dire que le stéréotype du Méridional soit forcément plus positif. Il est triple en fait.
Il existe une image arcadique des campagnes ensoleillées de Provence ou des bords de Garonne. C'est celle que l'on trouve sous la plume du Daudet des Lettres de mon Moulin. En revanche, le même Daudet peut tracer dans Numa Roumestan le portrait-charge d'un arriviste monté de sa province pour faire carrière dans la politique parisienne. Ce thème du politicien méridional ambitieux et s'appuyant sur la solidarité occulte de ses compatriotes déjà installés fleurit dans une littérature d'extrême-droite assez influente à la Belle Époque. Elle répond à un objectif politique clair : dénoncer ces politiciens, le plus souvent républicains ou radicaux comme étrangers au vrai peuple gaulois et à ses valeurs nationales permet de faire du Midi la métaphore d'un régime républicain que cette extrême-droite rejette - et plane ici l'ombre du discours anthropologique qui célèbre alors les mérites de l'Aryen face au métis de l'Europe du Sud. Mais au-delà de cette utilisation tactique, le stéréotype rend compte aussi, dans le monde réel, d'un phénomène nouveau : l'inversion des courants migratoires traditionnels amène à Paris des hommes du sud de plus en plus nombreux : maçons limousins, cafetiers auvergnats, et plus encore jeunes diplômés du sud en quête d'une promotion sociale que leur province ne leur offre pas. C'est cette irruption dans la capitale de nouveaux venus, sinon de parvenus, qui pose problème alors même que d'un certain côté elle n'est que la conséquence logique de l'intégration territoriale et mentale accrue du Midi à la société française dans son ensemble.
Troisième variante, le personnage de Tartarin (Daudet, encore), type du petit bourgeois de province gesticulant et mythomane : on est là dans la satire sans arrière-pensées politiques, mais jouant sur le cliché de l'excès méridional, cet excès ne se manifestant plus dans la violence des actes, mais dans une volubilité incontrôlable, que l'accent local rend d'autant plus risible.
Ces variantes du stéréotype circulent largement en société, jusque dans des manuels scolaires de géographie par exemple. Elles définissent un éventail de représentations qui selon l'usage qu'on en fait peuvent rester dans le registre du plaisant ou de l'attendrissant, ou au contraire tirer vers le caricatural malveillant et polémique. Elles restent disponibles pour expliquer ponctuellement tel ou tel événement problématique. Lorsque les vignerons du Languedoc manifestent en 1907 contre la crise qui les frappe, la presse parisienne se rassure en ayant recours au cliché tartarinesque - ces gens-là n'iront pas bien loin dans leurs actions - ou explique la mutinerie du XVIIe par le cliché du Méridional insensible aux vertus patriotiques, et travaillé par des idéologies antinationales. Il suffit de choisir correctement dans l'éventail.
Pour finir, deux remarques. D'abord, les contours de ce Midi sont flous, vu de Paris : il va de Nice à la Gascogne, et l'Espagne ou l'Italie, voire le Maghreb, ne sont jamais loin ; mais les montagnes ont une image différente, l'altitude et le climat corrigeant les effets de la latitude pour doter leurs habitants de qualités presque septentrionales. Le soleil, l'accent, un certain type physique, définissent un vaste espace dont les différences internes ne sont pas vraiment perçues.
Ensuite, on remarque que ces représentations évoluent, mais dans un cadre prédéfini. Tartarin et ses vantardises évoquent le personnage du Gascon matamore tel qu'on le voyait au XVIIe siècle. Et on se souvient que la vivacité et la violence des populations du Sud jouaient déjà comme principe explicatif des révoltes populaires antifiscales. Il y a des constantes dans le stéréotype, et suffisamment de souplesse pour que tel ou tel de ses aspects puisse être commodément retrouvé et remobilisé quand l'actualité l'exige.
Ainsi donc au moment même où les bases concrètes de la différence occitane commencent à s'affaiblir, au moment aussi où prévaut dans le discours officiel le thème de l'unité nationale cimentée par une culture commune effaçant les appartenances antérieures, le regard des élites n'en perçoit pas moins cette différence. Mieux : la construction du savoir sur les origines de la nation aboutit à mettre en lumière certains faits qui ne peuvent que renforcer la prise de conscience de la spécificité de ces régions lointaines. Paradoxe : c'est d'une certaine manière le regard du Nord, avec ses contradictions, qui invente le Midi, et fournit des arguments à ceux qui vont s'instituer ses défenseurs.