Révolutions politiques, révolution industrielle : la fin d'un monde ?
Du côté de la politique
En quelques décennies, le XIXe siècle bouleverse une bonne partie de ce qui avait constitué le cadre familier de la vie des Français en général et des Occitans en particulier pendant de longs siècles. La Révolution a modifié profondément et les structures politiques, et le rapport au politique de classes populaires qui jusque-là n'avaient pas leur mot à dire. Les régimes qui suivent le Directoire tentent bien, chacun à leur façon, de revenir en arrière, en vain. Le Consulat, puis l'Empire, réduisent à peu de chose la place des assemblées élues, mais ne les suppriment pas. La Restauration de 1815 n'essaye même pas de ressusciter un Ancien Régime définitivement mort, et se contente de donner un titre ancien, la Charte, à ce qui est une nouvelle constitution accordant une certaine place à un parlement, même s'il n'est représentatif que d'une infime minorité des citoyens, ceux qui payent un impôt assez élevé. La monarchie de juillet (1830-1848) élargit un peu le corps électoral (250 000 électeurs... ) et accorde quelques libertés supplémentaires avant que la République revienne brièvement, de 48 à 52, et proclame le suffrage universel masculin (entre huit et neuf millions d'électeurs d'un coup... ) pour être elle-même remplacée par un retour de l'Empire, jusqu'à la catastrophe de la guerre franco-prussienne de 1870. Après quelques années troublées, où la France vaincue oscille entre tentation révolutionnaire avec la Commune et tentation d'une nouvelle restauration, c'est le régime républicain qui l'emporte finalement, ce qui ne l'empêche pas de connaître des crises parfois violentes - boulangisme, affaire Dreyfus, tandis que se développe progressivement le mouvement ouvrier.
Mais le vote n'est pas le seul moyen d'expression politique dans le Sud. Dans la première moitié du siècle, la violence des époques précédentes persiste : il y a une nouvelle Terreur Blanche à la chute de Napoléon Ier dans tout le Sud-est, et jusqu'à Toulouse, qui fait des centaines de victimes chez les anciens républicains, ou les protestants. En 1848, la chute de Louis-Philippe provoque des troubles dans les zones rurales du Sud-ouest - au pays des Croquants... En décembre 1851, lors du coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, les cercles républicains du Sud-est se soulèvent militairement. Et encore en 1870-71, face à l'invasion prussienne et au vide du pouvoir à Paris, les républicains du Sud-est s'organisent dans une Ligue du Midi qui entend combiner défense nationale et insurrection républicaine. Certains iront jusqu'à proclamer des Communes sur le modèle de celle de Paris, à Marseille, Narbonne, Limoges... Ces divers mouvements échouent tous, mais ils suffisent pour faire du Midi, aux yeux des observateurs nationaux, la terre par excellence de la violence politique. |
C'est par le bulletin de vote désormais que les Occitans manifestent leur opinion « blanche », de droite, dans les montagnes catholiques du Massif Central, ou « rouges » républicaines puis radicales, puis parfois socialistes dans les villes du littoral méditerranéen, dans les campagnes provençales ou languedociennes, ou en Limousin - ce qui n'exclut pas des votes clientélistes ça et là - on vote pour le parti le plus proche du pouvoir à Paris...
Du côté de l'économie À cette évolution politique heurtée, il faut ajouter une autre évolution encore plus profonde, celle qui transforme l'économie du pays au rythme de la révolution industrielle. Modernisation de l'agriculture, de plus en plus liée au marché, au prix de l'élimination de toute une frange de la paysannerie. Industrialisation de plus en plus rapide : dès les années soixante, l'industrie fournit plus de 50% de la production nationale. Essor des emplois tertiaires, dans l'administration, le commerce, les professions libérales. Autant de mutations spectaculaires, liées à la révolution des transports : au début du siècle, il ne faut pas moins d'une semaine pour aller de Paris à Marseille, à la fin des années cinquante le train fait le trajet en une journée. Le territoire français peut désormais devenir un marché unifié. Dans ce monde nouveau qui naît, l'espace occitan reste en arrière, comme plus généralement une grande partie du territoire national au Sud-ouest de la ligne Saint-Malo-Genève. |
La paysannerie y domine encore, même si l'exode rural commence à dépeupler les campagnes, au profit non plus comme auparavant du Sud, voire de l'Espagne, mais, de plus en plus, au profit du Nord de la France et de Paris. Cette agriculture occitane est souvent archaïque dans son outillage (même si l'araire cède petit à petit la place à la charrue), ses techniques et ses rendements. Certaines activités entrent dans le cadre de l'agriculture spéculative, notamment le vignoble languedocien, mais c'est pour découvrir assez vite le revers de la médaille avec la surproduction et la chute des cours, d'où une crise gravissime en 1907. |
Les industries que l'on avait vu naître au XVIIIe siècle connaissent divers avatars : les mines de charbon se développent (Alès, Decazeville, Carmaux...) moins que celles du Nord toutefois, et cela n'entraîne pas l'essor d'une véritable industrie lourde. La vieille sidérurgie pyrénéenne ne survit pas à la concurrence des hauts-fourneaux du Nord, pas plus qu'une bonne partie du potentiel textile en Languedoc ou dans le Piémont Pyrénéen.
Ces vieilles industries n'arrivent pas à prendre le virage de la modernité technologique : en 1848, plusieurs départements occitans n'ont encore aucune machine à vapeur, et en 1911 le pays d'oc pèsera 10% de la puissance totale des machines françaises, sur un tiers du territoire. Encore une bonne partie des entreprises les plus dynamiques y sont-elles dépendantes de capitaux extérieurs, parisiens ou lyonnais. C'étaient déjà des capitaux extérieurs qui avaient assuré l'équipement en chemins de fer de certaines régions occitanes au milieu du siècle. Bref, l'espace occitan apparaît comme la périphérie moins développée d'une France qui elle-même ne figure pas vraiment parmi les plus grandes puissances industrielles à la fin du siècle. Pourquoi ? La révolution des transports, pensée et pilotée depuis Paris, induit un réseau centré sur la capitale, négligeant les voies transversales, et cassant du même coup des réseaux de relations interrégionales antérieurs. La question des matières premières pèse également : face à la concurrence du Nord, les bassins houillers du Sud, dispersés et enclavés, pèsent peu : 18% de la production nationale au milieu du siècle, 12% à la fin. Mais il faut aussi faire intervenir la faiblesse des capitaux locaux, et, peut-être, la mentalité d'une partie des classes dirigeantes, davantage attachées à tirer leur revenu de l'activité agricole que disposées à se lancer dans l'aventure de l'industrie. L'État, restant en retrait d'une activité économique laissée largement à l'initiative privée, ne risque pas alors d'envisager une politique de rééquilibrage, ce qui sera plus tard l'aménagement du territoire. Dans l'immédiat, la plupart des observateurs sont déjà en mesure de constater le décalage Nord-Sud, grâce au développement d'outils statistiques de plus en plus précis. Mais pour l'expliquer, ils ont recours moins à l'analyse des structures qu'à des clichés sur le « tempérament » des hommes du sud, crédités d'un rapport au travail assez souple, d'un esprit routinier, et soupçonnés, malgré « l'esprit vif » qu'on leur reconnaît volontiers, de se contenter assez bien somme toute d'un niveau de vie médiocre. |
Dans cette France unifiée, il y aurait donc encore un homme du sud conservant ses caractéristiques propres ? Une meilleure connaissance du territoire et de ses habitants révèle à l'observateur, officiel ou non, ces caractéristiques, qu'il interprète comme il peut, sur fond d'une incompréhension, voire d'une méfiance profonde face à cette différence méridionale.