Un héritage diglossique lourd à porter
L'empreinte idéologique linguistique a profondément marqué la France et est difficile à effacer, à tel point qu'il est possible du XIXe siècle au XXIe de suivre le fil de cette volonté d'effacement de l'occitan et des langues régionales en général dans la société française.
Un certain nombre de linguistes français, pris dans une vision idéologique héritée de la Révolution, auront du mal à reconnaître l'existence de la langue occitane. En 1876, deux linguistes montpelliérains, Tourtoulon et Bringuier, publient les résultats d'un long travail de terrain sur la limite linguistique qui sépare la langue d'oc de la langue d'oïl.
Dans une conférence intitulée « Les parlers de France » (Paris 1888), Gaston Paris, romaniste, professeur au Collège de France et futur académicien, nie l'existence même de la langue d'oc, en prônant une continuité entre les divers « parlers » présents sur le territoire français, à tel point d'ailleurs, qu'on a longtemps placé l'occitan dans la famille des langues gallo-romanes, sans s'interroger sur les liens de parenté étroits qui pouvaient exister entre l'occitan et le catalan, ce dernier ayant été classé dans le domaine hispano-roman. Ce discours de Gaston Paris qui tente de convaincre qu'il existe une adéquation naturelle entre les parlers de France et ses frontières physiques est assez représentatif des positions des représentants officiels de la linguistique française d'une part, et d'autre part de ce que peut être la négation du travail des érudits provinciaux :
" Et comment, je le demande, s'expliquerait cette étrange frontière qui de l'ouest à l'est couperait la France en deux en passant par des points absolument fortuits ? Cette muraille imaginaire, la science, aujourd'hui mieux armée, la renverse, et nous apprend qu'il n'y a pas deux France, qu'aucune limite réelle ne sépare les Français du nord de ceux du midi, et que d'un bout à l'autre du sol national nos parlers populaires étendent une vaste tapisserie dont les couleurs variées se fondent sur tous les points en nuances insensiblement dégradées. "
À la suite de Gaston Paris, une partie de la linguistique française poursuivra l'entreprise de négation et de délégitimation de l'occitan. Aujourd'hui encore, il est difficile pour un certain nombre d'entre de linguistes de se défaire du présupposé idéologique considérant qu'il n'y a linguistiquement qu'une seule France.
Les conséquences fâcheuses du blocage idéologique français qui se fait autour du monolinguisme institué peuvent ressurgir dès qu'il s'agit de promouvoir l'usage d'une langue « régionale », de promouvoir le bilinguisme précoce, voire même aujourd'hui de respecter les langues de l'immigration. Même si l'on sait aujourd'hui les bienfaits du bilinguisme pour le développement des facultés cognitives des enfants, le Rapport sur la prévention de la délinquance de Jacques-Alain Benisti, rédigé en 2004, a suscité une vive polémique dans le monde éducatif, car, non comptant de décrire les langues maternelles des migrants comme des « parler(s) patois du pays », il associait clairement bilinguisme et délinquance :
1/ Les réunions organisées par les associations de mères de famille étrangères financées par le F.A.S. peuvent inciter ces dernières dans cette direction [...] Mais si elles sentent dans certains cas des réticences de la part des pères, qui exigent souvent le parler patois du pays à la maison, elles seront dissuadées de le faire. Il faut alors engager des actions en direction du père pour l'inciter dans cette direction [...] a- Entre 1 et 3 ans : Seuls les parents, et en particulier la mère, ont un contact avec leurs enfants. Si ces derniers sont d'origine étrangère, elles devront s'obliger à parler le français [sic] dans leur foyer pour habituer les enfants à n'avoir que cette langue pour s'exprimer. [...] b- Entre 4 et 6 ans : Ces années se passent traditionnellement à la maternelle et c'est là que les premières difficultés peuvent apparaître. Difficultés dues à la langue, si la mère de famille n'a pas suivi [sic] les recommandations de la phase a. L'enfant va alors, au fur et à mesure des mois, s'isoler dans sa classe et de moins en moins communiquer avec les autres. [...] Actions : L'enseignant devra alors en parler aux parents pour qu'au domicile, la seule langue parlée soit le français. Si cela persiste, l'institutrice devra alors passer le relais à un orthophoniste pour que l'enfant récupère immédiatement les moyens d'expression et de langage indispensables à son évolution scolaire et sociale. |
Les stéréotypes concernant la possibilité pour une langue dite « régionale » de nuire à l'apprentissage du français ont donc la vie dure et ne sont pas rares aujourd'hui dans les réactions négatives que l'on peut lire au sujet d'articles de presse concernant les langues « régionales ». Citons l'introduction de l'occitan dans les annonces du métro toulousain en 2009 qui a suscité chez certains lecteurs de la Dépêche du Midi des réactions d'une rare violence à l'encontre de la langue, assez caractéristiques d'un processus d'acculturation réussi.
Si la France a nié et continue de nier l'existence et l'apport des langues de France, ce n'est pas forcément le cas des linguistes étrangers, notamment allemands, qui dès le XIXe siècle ont grandement contribué à faire connaître l'occitan internationalement. Si l'on regarde la liste actuelle des membres de l'AIEO (Association Internationale d'Études Occitanes), on s'aperçoit que le nombre de chercheurs qui s'intéressent à l'occitan à travers le monde est nettement supérieur au nombre de chercheurs français spécialistes de cette langue.
La situation commence heureusement à changer progressivement. Certains grands noms de la linguistique française reconnaissent aujourd'hui que la langue française s'est construite sur l'anéantissement de sa « sœur jumelle », l'occitan. De façon imagée, le linguiste Bernard Cerquiglini[3], en évoquant le mythe du jumeau caché de Louis XIV, affirme que « l'occitan, c'est un peu le masque de fer » :
" L'histoire du français est celle de la construction, multiséculaire, d'une langue conçue comme homogène en son essence, unitaire dans son ambition politique : un monolinguisme institutionnel. Ce monolinguisme est certes fictif (la France fut toujours, et est encore plurilingue), mais cette fiction a puissance de mythe : elle dit le sens du monde en rassemblant une communauté. Il s'agit bien d'une institution : la langue française est un bel exemple d'artefact (elle y trouve sa noblesse) ; elle fut instituée.
Au nombre des raisons qu'on nous permette d'avancer tout d'abord une hypothèse sans doute audacieuse ; elle relève d'une sorte de psychanalyse des élites françaises cultivées. Fille aînée de l'Église, la France eût désiré le titre de plus digne héritière de la langue sacrée, le latin. (...) Il était douloureux de penser que l'issue du latin en France fut double, que deux langues se partagèrent le territoire, également nobles et prestigieuses, également aptes à régner.(...) La “ nécessité d'exterminer les patois ” trouve ici quelque motif obscur mais puissant. Il fallut par suite éliminer très tôt ce jumeau prétendant, porte-bannière des langues rivales. L'occitan, c'est un peu le Masque de Fer. "
Complément :
Consulter l'article intégral du linguiste Bernard Cerquiglini.