Arrêt sur images : un peu de longue durée
Au point où nous sommes arrivés, et avant de reprendre le fil de l'histoire agitée de l'isthme occitan, il est peut-être temps de faire un sort à un certain nombre de phénomènes - économiques, anthropologiques - qui traversent les siècles avec assez peu d'évolutions jusqu'à la rupture que représente la Révolution industrielle du XIXe siècle.
Quelques constantes démographiques.
On a déjà évoqué les phénomènes migratoires, qu'il s'agisse du va-et-vient saisonnier des montagnards ou des migrations définitives qui portent les habitants des pays d'oc le plus souvent vers des destinations méridionales, soit à l'intérieur de l'espace occitan lui-même (la tombada des « gavots » des Alpes ou des « gavachs » du Massif Central sur le bas pays) soit plus loin : la reconquista de la péninsule ibérique à partir du XIIe siècle se fait en bonne partie avec des « Francos » qui sont pour l'essentiel occitans et le courant migratoire vers l'Espagne se poursuivra jusqu'au XIXe siècle. Pendant longtemps, Paris et le Nord de la France restent une destination marginale.
Pendant des siècles également, le pays d'oc se caractérise par l'importance de la famille large à structure patriarcale, ce que les historiens ont proposé d'appeler l'ostal, la maison : autour du chef de famille gravitent aussi bien ses (nombreux) enfants que des collatéraux, voire des étrangers à la famille autorisés à vivre sous le même toit. Le système de l'héritage, variable selon les régions et les époques, finit par privilégier jusqu'à la veille de la Révolution le partage inégal : un héritier, pas forcément l'aîné, récupère l'essentiel du patrimoine et le pouvoir sur l'ostal, ses frères et sœurs recevant soit une dotation qui doit leur permettre de quitter l'ostal, soit le droit de rester au service de l'héritier, à condition de ne pas se marier. On devine que le climat dans ces clans fermés n'est pas marqué par la sérénité. Quant à la condition de la femme, on n'en parle même pas.
Les liens entre les différents ostals à l'intérieur d'une même communauté sont très contrôlés : on ne se marie pas avec n'importe qui, mais dans un réseau de parentèle bien déterminé. Mais très tôt, pour compenser l'opacité et l'autonomie des ostals et établir un minimum de lien social dans la communauté, se met en place un système associatif très structuré (confréries de pénitents dès le Moyen Âge, consulats villageois, etc.) assez caractéristique du Midi de la France.
Les grands traits d'une civilisation agraire.
Jusqu'à la Révolution industrielle, c'est la terre qui constitue la base de l'économie de l'espace occitan, c'est au demeurant le cas de l'Europe tout entière. On entrevoit assez tôt, dès les environs de l'An Mil au plus tard, des différences considérables entre Nord de la France (et au-delà, de l'Europe), et un grand Sud dont l'espace occitan constitue la bordure septentrionale. On a identifié depuis longtemps certaines de ces grandes césures entre :
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On ajoute souvent à ces éléments de différentiation nord-sud la différence entre les pays de droit coutumier au Nord, et le pays du droit écrit d'origine romaine au Sud - la frontière entre les deux ne recoupant d'ailleurs pas la frontière linguistique - puisqu'elle englobe le Sud du Poitou et le Sud du Jura, tout en laissant de côté une bonne partie de l'Auvergne.
Anciennes "restanques" (cultures en terrasse) dans le vallon de la Vigie (Bouches du Rhône) | Informations[2] | Il vaut cependant mieux ne pas placer cette différentiation au même rang que les précédentes, dans la mesure où elle est tardive : c'est à la fin du XVe siècle que le pouvoir royal fixe une limite qui est en même temps un coup d'arrêt à la progression vers le nord d'un droit romain que le sud avait connu avant l'an Mil, mais qu'il avait perdu avant de le voir réintroduit progressivement à partir du XIIe siècle. Et on note bien sûr que les limites nord des traits méridionaux ne correspondent pas à la limite linguistique actuelle (dont on peut pourtant penser qu'elle est déjà en place pour l'essentiel vers le XIIe siècle), mais remontent bien plus haut, pour buter sur la Loire. On note en revanche qu'elles ne sont pas si éloignées de la limite entre le diocèse des Gaules de Dioclétien et le bloc méridional composé de l'Aquitaine et de l'ancienne Provincia narbonnaise. Faute d'éléments linguistiques vraiment probants, il est difficile d'en conclure à une extension ancienne de la romanité méridionale jusqu'à la Loire. |
Ce qui est certain en tout cas, c'est que ces différences entre Nord et Sud restent valables pendant des siècles jusqu'à ce que la modernité des deux derniers siècles finisse par en relativiser l'importance. Il convient donc de les garder présentes à l'esprit pendant toutes les époques que nous aurons désormais à traverser.