Une diglossie atypique
Le cas du Paraguay, où le guarani, langue amérindienne, est en relation diglossique avec l'espagnol (le glossonyme "castillan" est aussi utilisé par certains linguistes) est un cas de configuration de type diglossique particulièrement intéressant. Le pays, proclamé aujourd'hui officiellement bilingue et multiculturel (depuis la Constitution démocratique de 1992) présente en effet des caractéristiques sociolinguistiques qui pourraient laisser penser que la diglossie y est plus conforme au modèle « classique » nord-américain (Ferguson-Fishman-Gumperz) qu'au modèle catalano-occitan, avec 59% de foyers où le guarani est langue usuelle, pourcentage supérieur à celui des foyers où c'est le castillan qui est usuel (35%); 95% de la population du pays parlant les deux langues (Corvalán 2006 : 15-16). C'est dire si la configuration linguistique en question, du point de vue des répertoires et des usages, est atypique au sein de l'ensemble de l'hispanophonie latino-américaine, où la langue du colonisateur, l'espagnol, est généralement dominante, voire exclusive. Une telle configuration, où le guarani a pu être qualifié de dominant et dominé (Melià, 1988,1997), est en pleine évolution avec la mise en œuvre d'une Réforme éducative ayant pour but de promouvoir l'Éducation bilingue dans tout le pays. Certes, aucune loi linguistique n'a encore vu le jour, mais des avant-projets ont été rédigés et c'est une question débattue au sein d'un abondant interdiscours épilinguistique. Il semble que malgré un consensus au sein des diverses instances de concertation, la phase parlementaire finale soit retardée, sûrement par manque de détermination du pouvoir politique. Et malgré tous les indices d'une rupture avec une longue période de minoration au cours de laquelle le guarani était clairement exclu de l'école, on peut se demander si l'attitude ambivalente à l'égard du guarani : symbole célébré d'unité nationale, mais marginalisé (L. Manrique Castañeda cité dans Melià 1988,1997) appartient désormais effectivement au passé. En effet diverses observations incitent à penser que le stéréotypage ambivalent dont a été victime le guarani, comme langue dominée, n'a pas vraiment disparu. Plusieurs enquêtes ont mis clairement en évidence la permanence de représentations et d'attitudes ambivalentes (Gynan 2003: 76-80) *. Ainsi alors que 77,6% des enquêtés sont en désaccord avec l'affirmation selon laquelle "Au Paraguay c'est bien de ne savoir parler que le guarani", et alors que 33,4% seulement sont d'accord avec l'affirmation selon laquelle "pour progresser économiquement il faut savoir parler guarani", 81,3% considèrent que "la langue guarani est dans [leur] sang", résultat qui confirme l'accord avec l'affirmation: "Pour être authentiquement Paraguayen, il faut savoir parler guarani" (71,3%),"... Une donnée représentationnelle majeure est bien le fait que le guarani est au cœur d'un interdiscours épilinguistique qui célèbre la nation paraguayenne, nation métisse, fière d'avoir conservé et aujourd'hui d'avoir élevé au rang de langue co-officielle une langue indigène: G. Corvalán (1977-1981: 41; je traduis) observe ainsi le "haut degré de nationalisme qui naît de l'usage du guarani".